Mai Trung Thu, 1942, « La Famille » ou le prétexte du confucianisme

15 mars 2022 Non Par Jean-François Hubert

Cette grande (46 x 60 cm) et belle gouache et encre sur soie appartient à une série d’œuvres créées par l’artiste pendant l’occupation allemande en France. En 1942, après sa démobilisation (1940), le peintre vit à Mâcon d’où il avait l’habitude de rendre visite à ses amis Le Pho, Vu Cao Cam et Le Thi Luu en villégiature sur la Côte d’Azur.

Contrairement à ses meilleurs amis Le Pho et Vu Cao Dam, Mai Thu ne semble pas attiré par le style occidental. Par le monde occidental oui (il a assumé son choix en 1937), mais le style occidental ?… Il préférait, dans chacune de ses œuvres, se référer aux fondements de sa propre culture d’origine. Imprégné de la culture vietnamienne classique, excellent musicien traditionnel, il incarne, de fait, le lettré confucéen classique parfois teinté de taoisme.

Mai Thu – La Famille

L’œuvre représente un lettré et sa famille réunis sur un kang, un lit à la chinoise, en bois dur, recouvert d’une fine natte. Des tentures au fond soulignent le confort du lieu.

Tous les regards se portent sur l’enfant.

L’homme, probablement le grand-père, boit du thé ou de l’alcool dans une petite coupe. Une autre coupe, identique repose sur une coupelle posée sur le lit. 

Blanc et noir construisent l’espace: le blanc immaculé – le pantalon de l’homme, celui de l’enfant, la lettre, les coupes, la coupelle – semble être le pivot chromatique du tableau. Le noir d’encre des cheveux des quatre protagonistes et du lit. La scène est construite en deux triangles, celui formé par la couleur marron du pantalon de la femme à gauche, de l’oreiller à droite et de la tunique de l’homme venant surligner celui créé par les  couleurs douces du groupe des deux femmes et de l’enfant.  

Maintien et tendresse. Pose et certitude.

Les ongles longs de l’homme, son regard, sa préhension de la coupe, le pan ordonné de sa tunique signe son statut de lettré. La vieille dame étreint le petit garçon – probablement son petit-fils mangeant une friandise. Derrière eux, une jeune femme, vêtue du traditionnel ao dai, avec sa coiffe tonkinoise, probablement la sœur aînée ou la mère, observe, un peu distante, la grand-mère en s’éventant.

Pas d’effusion, de la distance. Pas de sourires. Toute émotion serait indécente. L’austérité sociale comme mantra.  

Deux constatations à l’aune de cette peinture:

Mai Thu fige son style dès les années 1940. Ses tableaux, en thème et en technique, seront les mêmes jusqu’à la mort du peintre en 1980. Seule la guerre du Vietnam (« L’Aube Nouvelle ») le verra se détouner de ses personnages policés, enfants ou adultes, baignés de confucianisme. 

Chez Mai Thu, pas de « période Romanet » ni de « période Findlay » comme pour Le Pho, pas de changement de medium comme chez Vu Cao Dam qui mène une recherche fructueuse en la matière dans les années 50. Pas d’internationalisation de son oeuvre avec un contrat Findlay, viatique pour l’Amérique.

Ce figement montre que si il a franchi une frontière géographique celle-ci ne fut pas une frontière mentale. Physiquement, intellectuellement et professionnellement Mai Thu est en France ( « La Joconde », « Nue » ou « La Belle Odalisque »), mais il est resté mentalement au Vietnam.

Probablement à cause de son entêtante « Jeune fille de Hué »… Mais nous le saurons jamais.

Après tout le peintre avait le droit, où qu’il soit, de suivre Nguyen Binh Khiem (1491-1587) (Bach-vân quôc-ngu thi, poésie XXIII):

« Je n’oublie pas les anciens sentiments d’amour du pays et de dévouement au prince
Mais sur les affaires d’aujourd’hui je répugne à décider du vrai et du faux
»

Pour Mai Thu, le confucianisme est un prétexte, celui d’avoir le choix de ne pas choisir.

Jean-François Hubert