« La Jeune Fille de Hué », 1937, un chef d’œuvre par Mai Thu

13 août 2019 Non Par Jean-François Hubert

L’amour est toujours une trahison. Le penser demande du courage, le savoir de l’expérience, le peindre du talent.  Dans cette œuvre magnifique, unique, exécutée en 1937 à Hué, Mai Thu est loin de son style tardif beaucoup plus connu, illustrant de belles femmes, des enfants sages représentés dans une atmosphère un peu figée.  La gouache et l’encre sur soie ne sont pas encore les mediums qu’il utilisera.  Ici, pour décrire la fulgurance de son amour, la nécessité de le fixer, le grand peintre utilise l’huile sur toile, une technique qui autorise « les repentirs » contrairement à la technique de la peinture sur soie.

Mai Thu – La Jeune Fille de Hué

L’histoire de ce tableau est connue : en 1937 alors qu’il est déjà diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts d’Hanoi depuis 7 ans, Mai Thu est professeur de dessin au Lycée de Hué. Ce qui ne devait pas arriver, arriva : il tombera fou amoureux d’une de ses étudiantes dont il nous fournit ici le portrait.  En, effet, contrairement à son style postérieur, l’artiste nous livre ici un visage identifiable loin des représentations plus convenues qu’il aura par la suite.  Un visage mais aussi un maintien.  La jeune fille, très belle, garde les yeux baissés, elle est vêtue de l’ao dai : deux petites mèches encadrent son visage et l’on peut supposer que ses cheveux sont dressés en chignon.  Elle ne pose pas, c’est l’artiste qui la saisit.  Ses mains gracieuses et délicates, toutes imprégnées de l’élégance de Hué, arrangent les fleurs dans le vase.  Le fond du tableau isole la jeune femme, une barrière plus esquissée que décrite semble isoler la belle jeune fille de Hué.  En la peignant, Mai Thu semble avoir voulu se rappeler de Man Giac (1052-1096), ce fils de mandarin (comme Mai Thu) qui dira à son entourage la stance suivante :

Le printemps s’en va, les fleurs tombent
Le printemps revient, les fleurs s’épanouissent
Les choses du monde passent devant mon regard
La vieillesse arrive déjà sur mes cheveux
Ne dites pas que toutes les fleurs sont fanées avec le printemps
La nuit passée, une branche d’abricotier a fleuri dans la cour.

Man Giac

Les fleurs de lotus fraîchement coupées, pas encore écloses, témoignent de la fraîcheur de la jeune fille aimée. Elles rappellent aussi la fragilité de l’instant, sa grâce, mais aussi la certitude qu’il prendra fin.  En 1937, lorsqu’il se rend à l’Exposition Universelle de Paris en bateau, le peintre emporte cette peinture avec lui et la jeune fille resta à Hué.

Les fastes de Paris, la fréquentation assidue de ses amis, Le Pho (définitivement installé à Paris la même année) et Vu Cao Dam (arrivé en 1931) puis Le Thi Luu (qui arrive en 1940), les difficiles heures de la guerre contre l’Allemagne, les premiers succès ne feront pas oublier à Mai Thu sa belle jeune fille de Hué. Vu Cao Dam et Le Pho se marieront et Mai Thu restera célibataire…  Plus que ses deux amis qui épouseront deux françaises, Mai Thu reste ancré dans la nostalgie culturelle du Vietnam. 

En 1962, après 25 ans d’absence Mai Thu repartira au Vietnam.  La belle n’est plus à Hué mais à Saigon.  Il la reverra.  Mais le charme est rompu, nous le savons de source sûre par la propriétaire du tableau qui peut en témoigner : la belle jeune fille est mère d’une famille nombreuse et il semble que la poésie se soit estompée… 

La toile aurait été exposée à Paris en 1937 puis, l’épouse du propre frère de Mai Thu l’acheta au peintre et, en 1959, en fit cadeau à son fils et à son épouse pour célébrer le premier poste diplomatique de celui-ci qui devient Vice-Consul de France à Ceylan. 

Mai Thu, le plus vietnamien du groupe de Paris, amoureux de la musique traditionnelle vietnamienne mais aussi cinéaste, n’oublia jamais pourtant ce sourire un peu froid, cette grace immanente de la jeune fille de Hué.  On peut supposer qu’à tout instant de sa vie, il se rappelait cet air sain parfois froid, parfois chaud qui, venant des montagnes du Laos, venait iriser l’eau magnifique de la Rivière des Parfums. 

Probablement songeait-il, nuit après nuit, à Nguyen Binh Khiêm (1491-1585) et « sa promenade sur l’eau » :

Flux et reflux, les vagues succèdent aux vagues.
Le promeneur d’automne dépose la rame,
Et ouvre le toit pour contempler la lune.
La barque dérive avec le vent, qu’à son gré il l’emmène.
Un vieux pêcheur laisse flotter sa blanche chevelure,
Limpide coule l’eau, glauque comme l’œil du chat.

Nguyen Binh Khiêm

L’amour est bien toujours une trahison mais c’est de la trahison des artistes que naît l’immortalité.

Jean-François Hubert