Luong Xuan Nhi, circa 1939, « Au marché aux fleurs de pécher », ou la discussion n’est pas encore la confrontation

14 novembre 2023 Non Par Jean-François Hubert

Il faut avoir humé, dans la fraîcheur du matin, au Tonkin ou en Annam, les envoûtantes senteurs des marchés aux fleurs lors de la préparation du Têt pour ressentir cette œuvre rare.

En 1939, Luong Xuan Nhi est diplômé (8ème promotion), depuis deux ans, de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi où son talent s’imposa.

Des expositions dans le cadre de la SADEAI (Société d’encouragement à l’art et à l’industrie) lui valurent deux médailles, l’une en argent, l’autre en or, puis un Prix spécial, respectivement en 1935, 1936 et 1937.

Cette même année 1937, il fut le principal bénéficiaire de la sélection des envois d’œuvres à l’Exposition Universelle de Paris.

C’est donc un artiste reconnu et émancipé qui peint ces 3 jeunes femmes au marché aux fleurs de pêchers, très certainement à Hanoi.

Sur un fond nu, marron clair, légèrement ombré, que le peintre emploie concurremment dans une huile sur toile ci-dessous de la même année se découpent, simplement, trois jeunes femmes et deux branches de pécher en fleurs.

Deux des jeunes femmes sont vêtues de l’ao dai moderne – coupe, couleurs et motifs — que son prédécesseur aux Beaux-Arts, Nguyen Cat Tuong (diplômé en 1933) promeut depuis 1934. Une modernité illustrée aussi par leurs cheveux mi-longs, s’affranchissant du chignon et de la coiffe traditionnels.

L’autre femme, à gauche, est plus sobrement vêtue de vêtements plus classiques (gilet, foulard, pantalon…) aux tons plus discrets. Pour autant sa tunique moulante, suivant la mode occidentale, suggère au regard ce que l’absence de décolleté aurait pu cacher.

La discussion semble porter sur les branches de pécher en bourgeons, que l’on se doit de placer chez soi pour le Têt.

Deux regards se croisent : celui de la femme tenant les deux branches de pécher et celui de la jeune femme à droite. Celle-ci agrippe de son bras droit sa voisine tandis qu’elle meut son bras gauche vers l’arrière comme pour contenir sa chevelure que le vent qui s’engouffre dans son ao dai pourrait ébouriffer.

La jeune femme au centre, elle, semble évaluer la fraîcheur et la beauté des branches qu’elle observe. Pas de transaction, ici. Juste une appréciation. Se disent-elles que ces fleurs roses censées apporter le bonheur et contrer les esprits malfaisants sont plus belles que celles blanches ou jaunes des pruniers que préfèrent les lettrés ?

Deux autres tableaux sur soie du peintre, datés de 1940 et 1942 – reproduits dans Truong Hanh Luong Xuan Nhi, Hanoi, 2003 p.69 et 75 – abordent ce même thème du marché aux fleurs de pêcher mais d’une façon différente. Des citadines en ao dai y déambulent sans même un regard pour des paysannes représentées – non en totalité alors que les élégantes le sont assises et indolentes.

Les tons de la gouache y sont plus forts. Deux mondes distants qui s’ignorent et ne se croisent que pour une éventuelle transaction.

Ce que notre tableau refuse et ce qui fait sa grande originalité. L’artiste construit une scène où les personnages échangent à égalité, dans un climat de douceur que l’encre noire diluée et les tond sobres de la gouache servent.

Luong Xuan Nhi n’est pas un artiste éthéré hors du champ social. Sa longévité, plus tard, en des temps rugueux en témoignera… Comme tout artiste, il se doit de ressentir et montrer la réalité, notamment. Le peintre sait que le réalisme c’est décrire la réalité. Que le romantisme c’est la rêver. Que le naturalisme c’est l’ausculter et que le symbolisme c’est l’interpréter.

D’autres œuvres vendues par Christie’s montrent à quel point Luong Xuan Nhi sait saisir cette réalité. Le pêcheur et sa famille, de la collection Tuan Pham ou Le Repos en témoignent, par exemple, au plus haut niveau.

Il nous faut donc bien identifier ce que le peintre veut nous suggérer : la femme à gauche incarne cette frange citadine, avertie, non hostile au progrès qui observe ce modernisme potentiellement naissant incarné par les deux femmes à droite.

Dans ce tableau-manifeste, Luong Xuan Nhi veut montrer, pas démontrer. Il apporte son écot au débat crucial concernant les constats et les solutions portés par le Tự Lực văn đoàn (Groupe littéraire autonome) fondé en 1932 et auquel nombre de peintres appartinrent (parmi eux To Ngoc Van, Nguyen Gia Tri, Nguyen Cat Luong, Tran Binh Loc, tous diplômés des Beaux-Arts d’Hanoi). Sans oublier qu’un de ses trois fondateurs Nguyen Tuong Tam (alias Nhât Linh) intégra l’École avant d’abandonner sa scolarité. Les années précédentes le nationalisme culturel s’est transformé en nationalisme politique et l’art en témoigne.

Autour de notre année 1939, le temps est encore à la discussion. Le manichéisme remplacera plus tard ce qui n’est là encore qu’une une sensibilité interrogative.

À laquelle, avec un talent exceptionnel et une probité remarquable Luong Xuan Nhi nous propose de nous associer.

Jean-François Hubert