SADEI, FARTA, Salon Unique, AGINDO : sous les sigles et les mots, une volonté réelle de promotion de la peinture et de la sculpture vietnamiennes

31 janvier 2023 Non Par Jean-François Hubert

L’« École des Beaux-Arts de l’Indochine », créée à Hanoi par l’administration coloniale française le 27 octobre 1924 avec Victor Tardieu comme premier directeur organisa très tôt des expositions aux fins de montrer les travaux des élèves. Celle de novembre 1929 (photo ci-dessous) expose des élèves dont aucun n’est encore diplômé (la première promotion aura ses lauréats en 1930) mais chacun d’eux est déjà averti qu’une grande exposition est prévue à Paris en 1931.

Exposer c’est se confronter au regard de l’autre et le Hanoi des années 30 et 40 (jusqu’au coup de force japonais du 9 mars 1945) sera le lieu, avec Paris essentiellement (mais aussi Rome, Naples, Alger, Oran et quelques autres…) où les artistes vietnamiens conquirent leur public.

Sous des sigles abscons ont vécu des projets forts et s’est exprimée une volonté farouche de promouvoir, à des échelons divers, un art vietnamien contemporain. 

SADEAI, Salon Unique, FARTA, AGINDO, des sigles et deux mots accolés, qui firent beaucoup pour l’art vietnamien.

  • SADEAI est l’abréviation de la « Société Annamite d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie », créée à Hanoi en mai 1934. La capacité juridique lui a été reconnue par une décision du Gouverneur Général en date du 6 août 1935. Son siège social est fixé à l’École des Beaux-Arts dont le directeur est son président.

Organiquement liée à l’École, elle admet cependant comme membres d’autres artistes et artisans vietnamiens non issus de l’enseignement de celle-ci. Son intention est de contribuer au développement des arts et des arts appliqués, de la décoration et de l’industrie en Indochine, de servir les intérêts de ses membres et de les assister en cas de nécessité. Dans ce but, elle organise des concours avec attribution de primes et de diplômes aux lauréats et accorde son parrainage à des œuvres de vulgarisation artistique et culturelle.

Enfin, elle organise chaque année à Hanoi un salon comprenant une section de peinture, dessin et gravure, une section de sculpture et une section d’arts décoratifs. A ces sections correspondent des jurys différents qui assurent une sélection rigoureuse des œuvres présentées au public. Les meilleures de celles-ci font l’objet de récompenses accordées par ces mêmes jurys : plaquettes, diplômes de médaille d’or, d’argent ou de bronze.

Les deux premières expositions ont lieu en février 1935 et décembre 1936. Presque tous les peintres diplômés ou étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de l’époque, à l’exception de To Ngoc Van qui se trouve alors à Phnom Penh, y participent. La section de peinture réunit près de 200 huiles sur toile, gouaches et encres sur soie, gravures sur bois et dessins à l’encre de Chine sur papier. Le public de Hanoi suit. La presse s’y intéresse. Les acheteurs des œuvres d’art sont… les Français coloniaux…

La « Société Annamite d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie » exerce une influence considérable sur la production artistique et artisanale du Vietnam, prolonge le succès de l’Exposition Coloniale de Paris de 1931, accompagne celui de l’Exposition Universelle de 1937, toujours à Paris.

La photo ci-dessous nous montre la majestuosité de la manifestation de 1937:

Le 4ème et dernier salon de la SADEAI sera organisé en 1939. Victor Tardieu décédé le 12 juin 1937 est remplacé à la présidence, non pas Évariste Jonchère son successeur vite contesté mais par l’architecte Charles Lacollonge qui lui-même décède en 1939. Plus de dirigeants, la guerre en Europe qui s’annonce, la menace japonaise qui se précise: la SADEAI s’étiole…

C’est ainsi que le SALON UNIQUE supplée l’obsolescence de la SADEAI: deux très grandes expositions se tiennent à Hanoi sous ce vocable de « Salon Unique », organisées par le Gouvernement Général de l’Indochine, « sous le haut patronage de l’Amiral Decoux », au siège de l’AFIMA (voir ci-dessous) en 1943 et 1944.

Le 9 décembre 1943 la revue « Indochine » éditée par « L’Association Alexandre de Rhodes » en fait la couverture de son 171ème numéro avec un fusain de Nguyen Tuong Lan et publie des articles (notamment par Claude Mahoudeau) fort intéressants. En 1944, pour le second et dernier Salon, « Indochine » confiera sa couverture à Nguyen Gia Tri.

Couverture de l'Indochine par Nguyen Gia Tri
Couverture de l’Indochine par Nguyen Gia Tri

« Le fond du problème est moins politique que culturel: le plus grave danger n’est pas tant la privation de l’indépendance que la perte de son âme ou de l’essence nationale. Le pays doit emprunter à l’Occident sa science tout en restant lui-même, en préservant sa culture ancestrale. »

Cette affiliation à l’AFIMA, la différenciation politique de ses membres fondateurs, l’indépendance dans l’interdépendance de l’idéologie avancée, finalement le flou du projet, feront du FARTA une coquille vide. Il n’est pas indifférent de rappeler ici que Pham Quynh fut assassiné par le Vietminh le 6 septembre 1945…

  • AGINDO est l’abréviation de l’« Agence Économique de l’Indochine » fondée à Paris sous l’égide d’Albert Sarraut en 1917. Financée sur le budget colonial indochinois, elle a comme but de « vulgariser en France les richesses indochinoises ».

C’est la nomination, en 1929, de Paul Blanchard de la Brosse – auparavant de 1926 à 1929, gouverneur de la Cochinchine – comme Directeur de l’Agence qui va lui insuffler une sensibilité particulière aux œuvres de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi : directeur par intérim de l’Instruction publique en Indochine en 1925, il avait été un des acteurs administratifs essentiels de l’établissement de l’École des Beaux-Arts à Hanoi et établi une relation privilégiée avec Victor Tardieu. Son intérêt réel pour l’art, sa participation à l’Exposition coloniale de 1931, l’écho de celle-ci. Sa présence à Paris est fructueuse.

La « Dépêche coloniale et maritime » du 17 juin 1932 dans un article titré: « Une rénovation de l’Art Annamite » nous renseigne:

« Une exposition de peintures sur soie des élèves de l’École des Beaux-Arts d’Indochine vient de souvrir à lAgence du gouvernement général, rue La-Boétie.

Cest lhonneur de l’École des Beaux-Arts d’Hanoï que davoir ressuscité la peinture sur soie qui était tombée en désuétude. Quelques Chinois en maintenaient la tradition, mais ils ne faisaient qu’œuvre de copistes. On connaît le procédé : la toile, de soie très légère, est peinte tant à lenvers qu’à lendroit ; elle est ensuite, collée sur du papier ; il en résulte une matière légère et douce qui permet dobtenir les nuances les plus délicates.

Tous les tableaux exposés traduisent des sujets de la vie courante : des scènes familiales ou villageoises. Cest une interprétation très directe de la vie annamite, qui fait, de ces peintures, en même temps que des œuvres de grande valeur, des documents humains précieux.

Le succès de l’École des Beaux-Arts d’Extrême-Orient saffirme ainsi particulièrement brillant. Les œuvres de ses élèves avaient été déjà admirées à l’Exposition coloniale ; par la suite, elles firent lobjet d’une exposition rue La-Boétie, qui fut inaugurée au mois de février par le président Doumer. Celle-ci a fait place à lexposition de peintures sur soie qui est actuellement ouverte. M. Blanchard de la Brosse vient dadmettre le principe d’une exposition permanente, dont les œuvres seront constamment renouvelées par les envois des élèves et anciens élèves de l’École des Beaux-Arts dIndochine. »

Si l’on dépasse les quelques inexactitudes (« peinte tant à l’endroit qu’à l’envers »…) beaucoup d’indications nous sont données.

En novembre 2001, chez Alix (Tardieu) et « Nano » Turolla à San Felice del Benaco, Italie, j’avais pu, pendant de longues journées passionnantes, en puisant dans les cartons contenant les archives (alors inédites…) de Victor Tardieu, notamment dans ses correspondances, mieux comprendre l’extrême engouement qui régnait rue La-Boétie en ces années-là. J’en propose quelques éléments dans « Arts du Vietnam La fleur du pêcher et l’oiseau d’azur » Musée royal de Mariemont La Renaissance du Livre 2002 (pp 152-183).

La décolonisation rendra caduques ces institutions et leurs extraordinaire efforts de promotion de la peinture et la sculpture vietnamiennes. La migration de Vu Cao Dam, Le Pho, Mai Thu et Le Thi Luu en France et le soutien de leurs marchands (essentiellement Romanet, Brame et Lorenceau, Jean-François Apestéguy et Wally Findlay, à des dates espacées, permettront de maintenir un accès aux œuvres de ces artistes mais après la guerre un lent désintérêt s’installe en France. Et du côté vietnamien, le « réalisme socialiste » imposera ses normes au nord dès le «  maquis » puis au sud après 1975. Ce sont les deux expositions que j’organiserai avec « Le Bon Marché », « Le Vietnam des Royaumes » en 1995, et « L’Âme du Vietnam » en 1996 qui remettront l’art vietnamien à l’honneur.

Quel fut mon bonheur de voir le phénoménal succès de celles-ci (pour chacune, plus de 100 000 visiteurs en 5 semaines)… Quelle fut aussi ma pitié en posant mon regard – rapidement… – sur les côteries « culturelles » institutionnelles s’exhibant aux magnifiques inaugurations organisées par le grand magasin alors qu’un mépris constant de leur part avait accompagné mes projets.

Des sigles et des mots…mais des acteurs ?

Jean-François Hubert