Nguyễn Tường Tam (1906-1963), vers 1926, ou « pourquoi se préoccuper des pluies de so et des nuages de tan ? »

14 mars 2024 Non Par Jean-François Hubert

La scène a tout du déjà-vu : une jeune femme, un enfant dans les bras. Une bonzesse, munie de son bâton de marche. Vêtements traditionnels pour chacun. Le trio échange.

En fond : rivière, arbres, maisons : un décor plus qu’un paysage. Les couleurs ternes de l’œuvre renforcent la morosité du sujet. 

L’estampe est de Nguyễn Tường Tam. Elle n’est pas datée mais, compte tenu des éléments biographiques que nous développons ci-dessous, elle a du être réalisée autour de l’année 1926.

On ne sait pas (et on ne le saura jamais..) en combien d’exemplaires, fut « éditée » l’œuvre, de grande dimension (72  x 45 cms).

Le sceau rectangulaire en caractères chinois, en bas à droite, se lit :

大南高等美術學堂 :  « École des Beaux-Arts de l’Indochine »

Les deux colonnes verticales d’idéogrammes précisent la scène. 

On sait que la poésie vietnamienne, toute d’une prosodie subtile, cultive aussi la métrique. 

En témoignent nos deux colonnes de vers en chữ nôm dans une forme spécifiquement vietnamienne appelée « lục bát » où un vers de 6 pieds est suivi d’un vers de 8 pieds. C’est Lê Thành Khôi, auquel je renvoie, qui dans son magnifique « Aigrettes sur la rizière«  (Paris, 1995) nous en explique le mieux les finesses (pp 14-15).

La bonzesse s’adresse à la jeune femme :

« Pourquoi se préoccuper des pluies de Sở et des nuages de Tần ?
Une femme, lorsqu’elle est mariée, porte sur ses épaules la patrie de son mari.
Pendant cent ans, conservez intact le mot « loyauté »,
Quel cœur oserait trahir une telle dévotion ? »

Directe et moralisatrice, l’adresse charme pourtant par l’utilisation des termes « pluies de Sở » et « nuages de Tần » (雲雨 / 云雨Yúnyǔ).

Tout en nuance, ceux-ci évoquent les rapports charnels entre une femme et un homme.

Nguyen Dû dans le KimVanKieû en fait usage (chapitre 3 (« Le brasier ardent ») de la deuxième partie, évoquant Kieû (dans la traduction Gallimard-Unesco de Xuân-Phuc et Xuân-Viêt, Paris, 1987 p. 90) :

« Pauvre visage tanné par le vent, craquelé par la rosée ! Pauvre corps dont abeilles et papillons usèrent à satiété ! Que les autres s’adonnent aux pluies de So, aux nuages de Tân ! » (Vers 1236-1239 p. 90)

Kieû elle-même, affirmant, plus tôt :

« Je suis là pour accueillir vent et pluie » (Vers 1202 p. 89)

L’ expression est très ancienne, puisqu’elle est issue d’un poème du chinois Song Yu (~332–284, ou ~298-~222) que les vietnamiens connaissent sous le nom de Tống Ngọc 宋玉 . 

Dans Song Yu 宋玉 et la naissance de la poésie érotique en Chine,  Rémi Mathieu (Études chinoises. 漢學研究 Année 2017 36-2 pp. 17-44) nous éclaire sur le plus connu des poèmes rhapsodiques de Song Yu qui est, sans doute, le Gaotang fu 高唐賦)  (« Rhapsodie du Gaotang ») dans lequel le poète raconte la rencontre amoureuse au pavillon dit Gaotang entre le roi de Chu du temps jadis et « une déesse qui semble être celle du mont des Chamanes, Wu shan. Après avoir minutieusement décrit le mont Wu, ses paysages, sa faune et sa flore, ses immortels et ses magiciens, le poète invite le prince de Chu à venir visiter le site à la suite d’une purification. Mais l’intérêt de cette pièce réside dans un court passage où la déesse apparaît en songe à ce roi et aspire à lui offrir « l’oreiller et la natte », grâce auxquels le souverain put « l’honorer ». C’est un des rares cas d’union érotique explicite dans lequel, de surcroît, c’est la femme qui le propose et l’obtient. »

L’apparition dans ces lieux des nuages et de la pluie, le matin et le soir, donna naissance à l’expression « nuages et pluie », métaphore bien connue des rapports sexuels. 

Notre estampe nous apparaît donc connotée de boudhisme et de confucianisme, et bien ancrée dans la tradition chinoise. Trop de références peut-être, ce qui conduirait à l’acceptation d’un monde figé ?

Probablement averti rapidement de cela, Nguyễn Tường Tam devient l’illustrateur de ses propres idées politiques. 

La « caricature » ci-dessous, signée d’un de ses alias Đông Sơn en témoigne. 

Publiée dans le Phong hoà du 24 juillet 1933, légendée en vietnamien « Un lettré à la plage », elle regroupe déjà bon nombre des thèmes  que défendra Nguyễn Tường Tam au sein du TựLực vănđoàn dont il sera un des fondateurs en 1934.  

Pour décrire cet émule de Ly Toet, il témoigne là encore d’un trait ferme et d’une construction vive. Le résultat est sympathique mais rien de transcendant. Une concision un peu sèche, le trait plus d’esprit qu’esthétique.

Notre estampe et cette caricature (parmi d’autres) montrent que Nguyễn Tường Tam ne peut donc pas être reconnu, malgré sa vocation initiale (il intègre l’École dans la première promotion en 1925 et y reste deux ans), comme un artiste de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi. Certes l’École des Beaux-d’Hanoi n’avait pas vocation à former des artistes reconnus. Pour s’en convaincre il suffit de se référer à l’article premier de son arrêté (qui en comprend 17) de création. Signé le 27 octobre 1924, par le Gouverneur général Merlin, il précise que :

« Il est créé à Hanoi une « École des Beaux-arts de l’Indochine » pour l’enseignement supérieur des arts, du dessin. C’est parmi les élèves diplômés de cette école que seront recrutés les professeurs de dessin des Etablissements d’Enseignement complémentaire et des Écoles professionnelles d’Arts décoratifs ».

Ainsi le verdict, certes cruel voire mesquin, tombe : Nguyễn Tường Tam n’est pas un grand artiste mais un sympathique illustrateur. 

Mieux, qui va s’illustrer lui-même. Le medium ce sera lui.

Trois ouvrages en français nous l’évoquent en des genres différents, complétés par une bonne page Wikipedia

Nous reprenons ici bon nombre d’éléments de ces trois ouvrages.

(Pour plus de détails, le premier et le troisième ouvrage disposent d’un index).

Nguyễn Tường Tam (1906-1963) naît le 25 juillet 1906 près d’Hanoi dans une famille qui se « déclasse » socialement génération après génération, d’un aïeul qui fut ministre des Armées de l’empereur Gia Long (1762-1820) à un père, modeste secrétaire d’administration coloniale provinciale.

Il fait l’apprentissage de l’idéographie chinoise puis suit l’enseignement du « lycée du Protectorat » (plus connu sous le nom de « Lycée des Pamplemousses » ) à Hanoi. En 1924, il est employé à la direction des finances. Il se lie à Hô Trong Hiêu, le poète satirique (connu plus tard sous le pseudonyme de Tu Mo).

La même année, il intègre l’Université indochinoise, d’abord en médecine, avant de l’abandonner pour l’École des beaux-arts où il est admis major en 1925, de la première promotion qui comprend Le Pho, Mai Thu, Lé Van Dé, Nguyen Phan Chanh, Công Van Chung et Lê Ang Phan… Il abandonne (comme Lê Ang Phan) en 2ème année, et n’en sera donc jamais diplômé.

Il migre à Saigon puis au Laos où il devient dessinateur d’affiches de cinéma.

Il se marie et part en France en 1927, s’inscrit à la faculté des sciences de Toulouse dont il sort licencié deux ans plus tard. Imprégné du style de vie français où tout est prétexte à contestation, il se passionne pour le débat démocratique. La satire ironique du Canard enchaîné le fascine tout autant qu’elle le stimule.

Au bout de 3 ans en France il retourne au Viêt-nam en 1930, y enseigne à l’école privée Thang Long à Hanoï. Il y côtoie des collègues enseignants comme le marxisant Dang Thai Mai, Hoang Minh Giam, futur dirigeant du Viêt-minh en 1945, Tôn Thât Binh, et Vo Nguyên Giap qu’on ne présente plus.

Pour promouvoir ses idées progressistes, Nguyễn Tường Tam prépare avec ses frères et ses amis un projet de journal en vietnamien intitulé Tiếng cười (Le Rire). Mais, l’autorisation tardant à venir, il obtient la direction d’un titre menacé de faillite, Phong Hóa (Les Mœurs). Complètement remodelé, avec l’aide de son frère Hoang-Dao, Tu Mo, Thé Lu et Khài-Hung, le journal paraît en juillet 1932 et se flatte d’être le premier journal satirique illustré de caricatures.

Les soulèvements de 1930 menés, notamment à Yen Bay, par les nationalistes et la formation des soviets du Nghê Tinh orchestrée par les  communistes sont durement réprimés et Phong Hóa réserve prudemment ses critiques aux Vietnamiens collaborateurs du pouvoir colonial, faute de pouvoir déstabiliser ce dernier. Il propose aussi les bases d’une société moderne. Après avoir atteint en mai 1935 un très important tirage de 10 500 exemplaires, il cesse définitivement de paraître au bout de quatre ans d’existence.

Depuis 1934, il  publiait avec ses amis un autre journal, Ngày Nay (aujourd’hui), de même contenu, en prévision d’une fermeture de Phong Hóa

Ensemble, ils fondent le Groupe littéraire autonome. Seul a posséder une maison d’édition indépendante, les éditions đời này (Notre époque), le groupe permet la publication d’un grand nombre de romans et de nouvelles. Durand et Nguyen précisent (pp. 121-122) que « comme Khái Hung (ses) romans remportaient partout, au Sud comme au Nord, un succès incroyable ».

Quand le deuxième conflit mondial éclate, il est à l’origine de la fondation du parti Dai Viêt, d’inspiration nationaliste.

En 1941, pourchassé par le Vietminh, il rejoint les rescapés du Viêt Nam Quôc Dan Dang, repliés en Chine. Quand le Viêt-minh prend le pouvoir en septembre 1945, après la capitulation du Japon, il revient au pays pour renforcer les rangs nationalistes et… combattre son réel ennemi (tant le pouvoir colonial français a été éradiqué par le coup de force japonais du 9 mars 1945) : le Vietminh.

Qui pratique très vite une « épuration » massive qui décime les rangs nationalistes.

La confusion est grande.

L’ensemble des factions nationalistes vietnamiennes rivalisent, intriguent, négocient s’entretuent tour à tour avec le Viêt-minh. L’objectif final étant d’être représentées au nouveau gouvernement qui se constitue.

Pendant ce temps, l’armée nationaliste chinoise du général Lu Han (lui-même membre du Kuomintang…) est chargée par les Alliés (selon les accords de Postdam – 17 juillet – 2 août 1945-) d’administrer le Nord du Vietnam, les Britanniques étant chargés du Sud (les zones d’influence étant délimitées par le 16ème parallèle). 

La révolution d’août 1945, la déclaration d’indépendance du 2 septembre, les élections de janvier 1946, mènent à un nouveau gouvernement de coalition dont Nguyên Tuong Tam est le ministre des Affaires étrangères. Il conduit la délégation vietnamienne à la conférence de Dalat en avril-mai de la même année, sans grand succès.

Ho Chi Minh et ses compagnons de lutte se renforcent et sous l’égide de Giap engagent la liquidation totale du camp nationaliste.

Il fuit alors en Chine, tout en essayant d’organiser le front nationaliste. Il retournera au Vietnam en 1951 (comme un de ses compagnon de route…Nguyen Gia Tri) et réside à Dalat. En 1956, il regagne Saigon, y crée de nouvelles revues et maisons d’édition, écrit encore des romans. Il lance en 1960 le mouvement politique Mat trân quôc dân (Front national de la solidarité), s’oppose à la dictature de Ngo Dinh Diêm (qui sera assassiné le 2 novembre 1963) et de sa famille.

Sa trilogie “Le cours du fleuve Thanh Thuy” publiée en 1961, rencontre un grand succès. Mais il dérange : accusé d’activités subversives, il est convoqué au tribunal pour le 8 juillet 1963. La veille, après avoir réuni sa famille et revu ses amis, il se suicide en laissant ces mots, forts :

 « De ma vie, l’histoire jugera. Je ne supporte pas que quelqu’un puisse me juger. Arrêter et condamner l’opposition nationale est une faute grave, et fera tomber notre pays dans les mains des communistes. De la sorte, je m’autodétruis comme le vénérable Thich Quang Duc s’est immolé par le feu en signe d’avertissement à tous ceux qui piétinent les libertés »

(Đời tôi để lịch sử xử. Tôi không chịu để ai xử tôi cả. Sự bắt bớ và xử tội những phần tử quốc gia đối lập là một tội nặng, sẽ làm cho nước mất về tay Cộng sản. Vì thế tôi tự hủy mình cũng như Hòa Thượng Thích Quảng Đức đã tự thiêu là để cảnh cáo những ai chà đạp mọi thứ tự do)

Il n’est pas indifférent qu’un homme d’une telle probité, d’un tel sens de l’engagement et de l’honneur, ait cru, à l’âge de 18 ans, quand l’École des Beaux-Arts se créait à Hanoi que celle-ci pouvait accueillir ses passions.

Nguyễn Tường Tam ne devint pas un artiste mais mena passionnément une quête d’ un projet politique et une construction d’une œuvre littéraire. 

Il ne fut ni Le Pho, ni Ho Chi Minh, ni Dương Thu Hương, mais comme tant d’autres, un acteur déchu de son destin. 

L’admonestation de la bonzesse était pour lui, comme un hymne:

« Pendant cent ans, conservez intact le mot « loyauté »,
Quel cœur oserait trahir une telle dévotion ? »

Jusqu’à la fin du désespoir.

Jean-François Hubert