Nguyen Phan Chanh, 1931, « La Couture », ou le sentiment du geste doit être le geste du sentiment

22 juillet 2022 Non Par Jean-François Hubert

L’Exposition Coloniale de Paris, clôturée le 15 novembre 1931, a permis à l’École des Beaux-Arts de Victor Tardieu d’acquérir une audience internationale et de séduire d’autres collectionneurs au-delà des cercles d’Hanoi. La performance est de taille, six ans après le lancement de la première promotion d’étudiants et alors que bon nombre de ceux-ci, important pourvoyeurs d’œuvres pour l’Exposition Coloniale, ne sont pas encore diplômés. 

L’AGINDO (Agence économique de l’Indochine), sous l’autorité de Paul Blanchard de la Brosse (1872-1945) poursuit dans la foulée son patient travail de promotion de la peinture vietnamienne au sein d’un Paris, « ville-lumière » exigeante, où se concentre l’essentiel de la production artistique mondiale du moment.

Nguyen Phan Chanh – La Couture

La composition de notre gouache et encre sur soir est classique chez Nguyen Phan Chanh, en triangle avec une figure hémisphérique (les trois zones de noir d’encre des vêtements du personnage et la boîte) et ici particulièrement simple: une boîte, une paire de ciseaux au sol, un personnage de profil, un lieu « anonyme », un geste suspendu. Le camaïeu de marron qui structure l’espace caractérise les années de grâce (1929-1934).

Ce camaïeu lui sera reproché: Blanchard de la Brosse informe Victor Tardieu des tendances manifestées par les acheteurs et suggère les améliorations à apporter, et dans une lettre  datée du 24 octobre 1933, deux ans après notre soie il lui évoque la préférence accordée par « le ministre Balinier » à une toile de Nam Son plutôt qu’au  “Devin“ de Nguyên Phan Chanh:

« Cet incident confirme la tendance des amateurs français à rechercher la couleur. Si évocatrices du Tonkin que soient les toiles de Chanh dont les remarquables qualités sont incontestables, je m’aperçois qu’elles plaisent peu au public. Il est souhaitable que, de plus en plus, cet excellent artiste cultive sur sa palette des couleurs plus chatoyantes ou que nous ayons les moyens, lors de la présentation de ses toiles, de les encadrer d’œuvres assez colorées pour rompre leur monotonie. » 

Certes Blanchard de la Brosse, lucide et éclectique, note, très tôt, que Nam Son est un artiste mineur comparé à Nguyen Phan Chanh mais semble là montrer un certain passéisme… Très certainement informé par Tardieu, Nguyen Phan Chanh peindra « La jeune fille au perroquet » en 1933, œuvre qui restera unique par sa colorisation car sa production ultérieure montrera une fidélité renouvelée au camaïeu. 

Date et signature en haut à gauche sont classiques, comme le sont le cachet au milieu à droite et le format (65 cm X 50 cm).

Le poème est plus rare. J’ai répertorié environ 20 « soies » de Nguyen Phan Chanh réalisées entre 1929 et 1936 et ai eu en mains 18 de celles-ci. Seules 6 (en comptant les phrases poétiques isolées) contiennent un poème. 

Le texte est manifestement inspiré du « Chinh phu ngâm » (écrit par Dang Tran Con, vers 1740) bien plus que du « Kim Vân Kieû » (écrit par Nguyen Du, probablement en 1813) par exemple.

Nguyen Phan Chanh – La Couture (détail)

C’est ici la mélancolie d’une épouse éloignée de son mari et non la tragédie d’une femme bravant sa destinée. Un entretien à distance, nourri d’austérité, pas une suite de personnages typés exaltant leur destin.

En une belle calligraphie le peintre écrit:

裁就相思字,
叮咛寄远怀。
月明秋夜永,
夫婿未归来”

« J’ai cousu mon amour dans les vêtements confectionnés pour toi. 
Je répète  des milliers de paroles pour exprimer ma préoccupation pour votre long voyage.
Ce ciel nocturne d’automne avec une lune brillante semble ne jamais mourir,
Mais mon mari n’est pas encore revenu. 
»

Ici la femme n’est pas celle d’un mandarin et pourtant la noblesse du sentiment est la même. Pour Nguyen Phan Chanh le geste prime sur l’esprit. La femme du mandarin et la modeste paysanne expriment, chacune, un sentiment de même valeur. Pour Phan Chanh, et ce qui fonde son œuvre, le geste est signifiant car l’esprit est signifié. Cela suppose la primauté de l’individuel dans la valeur de l’acte. La guerre d’indépendance (1946-1954) qu’il soutiendra impliquera la fusion de l’individu au service du groupe, ce qu’il acceptera la durée de la guerre. Mais la nouvelle idéologie imposée après 1954 exigera la négation drastique de l’individu ce qu’il ne pourra admettre. Son oeuvre en souffrira profondément.

En cette année 1931, Nguyen Phan Chanh l’affirme: le sentiment du geste doit être le geste du sentiment.

Jean-François Hubert