Le Pho, La Vierge Marie et l’enfant Jésus, circa 1938, ou une construction européenne

30 septembre 2021 Non Par Jean-François Hubert

Dans l’ouvrage éponyme que lui consacre en 1970 le critique d’art Waldemar-George (1893-1970) sous le titre évocateur, « Le Pho, le divin peintre », l’auteur énumère les places européennes visitées par le peintre lors de son premier séjour occidental en 1931-32 et les peintres qui l’ont marqué.

Il évoque un « séjour prolongé » en Italie, cite précisément Fiesole (située dans la ville métropolitaine de Florence), Florence elle-même et ses musées, Bruges (Belgique) et Cologne (Allemagne).

Sont également nommés les peintres qui « saisissent » Le Pho : Jean Fouquet, le « Maître de Moulins« , Sandro Botticelli, Ghirlandaio, Hans Memling, Stefan Lochner.

Quatre villes, six peintres, tous européens, qui vont influencer significativement Le Pho.

L’ouvrage nous offre, en première œuvre, en pleine page couleur – au sein d’une majorité de noir-et-blanc – une œuvre exécutée en 1931, ”Fiesole”, comme pour nous offrir la pierre de fondation de son œuvre entière.

Ajoutons que l’énumération concise de ces lieux et de ces peintres, nous est d’une grande aide car l’ouvrage de Waldemar-George est édité (sans grands moyens matériels) par Le Pho lui-même. L’assistance  est familiale : la maquette est de son fils Pierre Le Tan, les photographies de son beau-frère Marc Vaux et de son autre fils Alain Le Kim. Seule manque au générique – mais pour qui l’a connue on suppose son influence – Paulette, la discrète mais attentive épouse.

Les artistes : Jean Fouquet (vers 1420 – vers 1480) né et mort à Tours, probablement ; le « Maître de Moulins » (identifié tardivement comme le peintre Jean Hey) – né en Flandre vers 1455, mort à Paris vers 1555 – qui exécute son fameux triptyque en 1502) ; Sandro Botticelli (1444-1510), né et mort à Florence ; Domenico Ghirlandaïo (1449-1494) né et mort à Florence ; Hans Memling (1435-1495 ) né en Allemagne mais élevé à Bruges… sans oublier Stefan Lochner (1410-1451) né à Meersburg et mort à Cologne.

On constate que c’est le 15ème siècle qui est honoré. Et l’Europe, un français (influencé par la Renaissance flamande), un flamand, deux italiens, un allemand de Bruges (future Belgique), un allemand de Cologne.

L’Europe… de l’art dans une époque où les sensibilités comptent plus que les nationalités et où le talent est un passeport.

Et ne nous égarons pas en sériant tous ces talents en ”Primitif”, ”Gothique international”, ”post” ou ”pré-Renaissance”. Au contraire, refusons les césures ou les autonomies et privilégions qu’au 15ème siècle les échanges entre artistes, qui ont toujours existé s’intensifient : ainsi Jean Fouquet se rend en Italie vers 1455 suivant de peu Rogier van der Weyden (v 1400-1464) qui en 1450 se rend à Rome pour le jubilé. 

Quatre motivations essentielles expliquent ces voyages, plus nombreux du Nord au Sud que du Sud au Nord :

  • La religion : ce sont des pèlerinages et/ou des octroi d’indulgences.
  • L’étude de l’Antiquité (tradition inaugurée par Albrecht Durer en 1494).
  • La diplomatie : Jan van Eyck est envoyé au Portugal par Philippe le Bon.
  • La volonté de devenir peintre de cour (et ces cours sont nombreuses…).

Dans l’autre sens, parmi d’autres Zanetto Bugatto (1440-1476) se rend à Bruxelles et Benedetto (1458-1497, le frère cadet de Domenico) Ghirlandaio vient en France probablement à l’invitation de Gilbert de Bourbon-Montpensier.

Mobilité des peintres et des œuvres.

Les collections se constituant devenant elles-mêmes des agents d’influence. Confrontation de talents d’origines diverses, échanges non pas d’idées mais de mondes : une déflagration civilisationnelle comme celle que vivra Le Pho un demi-millénaire plus tard.

Au centre de ce bouleversement, la Renaissance italienne. Une des périodes les plus fastes de l’Humanité. De celles qui ne veulent pas d’un homme résigné. Les textes anciens grecs et romains n’y non pas été découverts – ils furent toujours conservés – mais mieux traduits et mieux commentés. Mieux questionnés, ils stimulent la réflexion. Les ruines antiques mieux appréhendées témoignent d’une puissance passée. Or, textes et monuments sont le plus souvent antérieurs à la révélation du Christ. 

Affirmer la valeur de la connaissance profane face à la religion, telle est la volonté des acteurs du temps.

Pétrarque (1304-1374) à Florence – la ville qui fascine Le Pho – explique que l’homme, si il est exceptionnel, doit être le metteur en scène de lui-même. Protagoras (5ème siècle avant notre ère) est choisi comme guide spirituel quand il nous affirme via Platon que:

« Des dieux je ne sais ni si ils sont ni s’ils ne sont pas » 

et que

« L’homme est la mesure de toute chose »

Mais l’esprit de la Renaissance l’exige : cet homme doit être un érudit. 

Et Marsile Ficin (1433-1499) veut que la connaissance soit la contemplation de l’idée du beau : contempler la beauté du profane permet à l’âme d’atteindre le Beau sacré. Ficin (ré)concilie Platon et la Bible.

Comment ne pas comprendre que le talent suprême que Le Pho rencontre là traduit ce qu’il recherchait, au Vietnam, depuis son âge de raison : la prééminence de l’homme sur son milieu et l’échange culturel comme moteur du progrès du monde.

Le fils de haut-mandarin, baigné très jeune – comme tout vietnamien – dans le culte des ancêtres, le bouddhiste par influence, le confucéen par tradition, veut prendre le pouvoir de lui-même dans ces années 1931-32.

  • Pour notre tableau, plus tard, au Maître de Moulins, il emprunte les deux visages de la Vierge et de l’enfant-Jésus avec la même direction des regards, à Jean Fouquet le voile, le visage ovoïde de la Vierge, son ton glacé.
  • A Botticelli le symbolisme multiforme (la grenade pour l’un, la rose pour l’autre), le côté potelé de l’enfant, le soin accordé aux vêtements. Peut-être aussi une certaine lumière que la technique de la gouache et encre collée sur palier tente d’aborder ? 
  • Un peu de tout cela de Ghirlandaio mais en plus les halos, et le décor contemporain de l’œuvre qui crée l’uchronie.
  • Beaucoup de tout cela de Hans Memling avec aussi l’illustration de la force de la peinture à l’huile. Sans omettre la suavité conquérante de Stefan Lochner.

Précisons que ces tableaux que nous avons sélectionnés ne peuvent pas ne pas avoir été vus sur place par Le Pho lors de son périple. Présents à l’époque et n’ayant pas changé de place depuis: le triptyque à Moulins, le Jean Fouquet à Anvers (au musée royal des Beaux-Arts), le Botticelli à Florence (au musée des Offices), le Ghirlandaïo à Paris (au musée du Louvre), le Memling à Bruges (au musée Memling dans l’hôpital Saint-Jean), le Lochner à Cologne (au Wallraff-Richartz museum).

Le Pho, six-sept ans après son périple – enrichi par d’autres visites et sa réflexion – nous livre sa propre Madone à l’enfant :

Le Pho - La Vierge Marie et l'enfant Jésus
Le Pho – La Vierge Marie et l’enfant Jésus

De discrets (transparents) halos coiffent les têtes des deux sujets témoignant – ici – de leur divinité chrétienne. Un christianisme aux traits asiatiques dont témoignent les traits des visages, celui de la mère plus estompé que celui de l’enfant. Les visages sont peu expressifs ce que n’aurait pas accepté Giotto (1267-1337). Les deux regards, au loin pour l’enfant, attentif à son fils pour la Vierge, traduisent une mère tendre, terrestre et un enfant méditatif, presque céleste.

Les mains de la Vierge d’une taille exagérée, expriment deux gestes différents: la gauche, quasi-griffe, enserre l’enfant, la droite le soutient en douceur: force et douceur, attributs idéaux de l’amour parental.

L’enfant n’offre pas les deux roses à sa mère, il semble les tenir en exergue. La rose est le symbole de l’incarnation de Dieu en Jésus mais aussi la  dénomination de la Vierge dans la tradition catholique. D’où les ”deux” roses, pour deux sens ? La Vierge Marie est vêtue de l’ao dai du style contemporain renouvelé à Hanoi dans les années 30 par Lemur et Le Pho. Elle enserre également l’enfant de sa mantille.

Tout participe de l’aménagement intérieur mandarinal tonkinois : le fauteuil en bois dur naturel et la table en bois laqué orange sont caractéristiques des années 30. Sur la table un vase chinois – dont la forme le rattache au 18ème siècle. Il est empli de fleurs blanches de grenadier (la grenade, symbole de Jésus pour les catholiques…) coupées et non en pot comme souvent dans les œuvres antérieures du peintre et voisine avec une coupe.

En bas à gauche, comme s’il s’imposait dans un décor qui ne veut pas de lui – un vase en forme de champignon – là encore chinois: Le ”lingzi” (en chinois) est le champignon divin, symbole taoïste à la fois de prospérité et de longévité. Il fait écho à la tenture murale représentant un lettré taoïste, identifiable à son bonnet alors que les fleurs qui l’entourent, elles, ne sont pas identifiables.

Le Pho nous propose ici une mise à jour – au jour ? – de ses fascinations du moment : l’extraordinaire choc intellectuel, moral, mental de son retour à Paris un an plus tôt. Non pas un complément mais un supplément d’âme. Marie et Jésus peuvent  être vietnamiens mais – tout artiste est prophète – imaginant les exégèses à venir Le Pho se refuse à envisager un exotisme à rebours : pour un artiste, l’étrangeté et l’éloignement ne sont pas de mise. L’enjeu est trop grand et Le Pho se revendique plus que l’héritier, l’incarnateur contemporain de l’humanisme de la Renaissance qui ”a quelque chose d’héroïque et d’euphorique (qui) attribue à l’homme une puissance d’être, de comprendre et d’agir dont on peinera à trouver l’équivalent par la suite” (Abdennour Bidar ”Histoire de l’humanisme en Occident” (2021. p 203). Qui “…invente l’homme capable de tout” (ibid p 204). 

Car en cette année 1938, Le Pho se veut capable de tout.

Au travers de ce tableau, inspiré par ces maîtres qu’il admire il proclame l’identité contre l’ethnicité, la culture contre la race, l’éternité contre le temporel, l’individu contre le groupe.

Plus encore : la personnalité contre l’individualité.

Ses grands ancêtres, dorénavant, ne seront plus ces noms inscrits en caractères chinois sur l’autel des ancêtres familial d’Hadong au Vietnam mais ces maîtres de la Renaissance.

Mais si référence est révérence, elle n’est pas soumission. Rapidement, Le Pho se rapprochera intellectuellement de Matisse et de Bonnard et ses périodes Romanet et Findlay viendront égrener d’autres ambitions.

Mais ceci est une autre histoire.

Jean-François Hubert