Joseph Inguimberty : le père fondateur amoureux de la terre du Vietnam

22 avril 2021 Non Par Jean-François Hubert

Joseph Inguimberty est né à Marseille le 18 janvier 1896. 

« Paysans dans la rizière ». Huile sur toile (160x130cm) vers 1935
« Paysans dans la rizière ». Huile sur toile (160x130cm) vers 1935

Étudiant à l’École des Beaux Arts de sa ville, il hésite entre l’architecture et la peinture qu’il choisit finalement.

En 1913, il intègre l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Mobilisé en 1915, blessé en 1917, il reçoit la Croix de Guerre. Comme tous les hommes de sa génération il restera profondément marqué par la Guerre de 14-18. Celle-ci terminée, il reprend ses études aux Arts Décoratifs sous la direction d’Eugène Morand. 

Il voyage en Hollande en 1920 et 1921 ainsi qu’en Belgique en 1921-1922. Ces voyages lui inspirent de grandes toiles relatant la vie des mineurs, particulièrement ceux de Charleroi.

En 1922, il gagne le Prix Blumenthal. De retour à Marseille, il se lance dans d’autres grandes toiles dont « Les Débardeurs de Marseille » qui bien que daté de 1924 fut exécuté en 1922. Ce grand tableau fut récompensé du Prix National de Peinture avec ses compléments « Les Débardeurs du Plâtre » et « Les Débardeurs des Arachides »,les trois œuvres composant un triptyque célébrant  Marseille, « la porte de l’Orient » et son port.

En 1924, grace a une bourse de voyage, Joseph Inguimberty visite l’Italie, la Grèce et l’Egypte. La même année il apprend l’ouverture imminente de École des beaux-arts de l’Indochine, créée à Hanoi sous la direction de Victor Tardieu. Sa demande de poste est acceptée et il y est nommé Professeur des Arts Décoratifs.

L’année 1925 marque le début d’une grande histoire d’amour, absolue, éternelle, entre l’artiste et le Vietnam, bien au-delà des 21 années qu’il passera sur place. 

À Hanoi, aux Beaux-Arts, Inguimberty assume les rôles de professeur d’Art, d’amateur des us et coutumes locaux mais aussi de promoteur de la technique artistique de la laque. Pour tout cela Inguimberty se vit discerner le qualificatif de « Peintre vietnamien d’origine française » dans l’historiographie officielle vietnamienne pourtant particulièrement sectaire (Quang Phong, « L’Art contemporain vietnamien, Hanoi, 1996).

Inguimberty – comme Tardieu – exerce une influence considérable sur ses élèves. Bien sûr en leur enseignant avec brio les techniques occidentales de la peinture à l’huile et de la perspective mais aussi en leur révélant les extraordinaires possibilités de la peinture à la laque.

Une simple lecture de la liste de ses étudiants – devenus de réels artistes sous son égide – impressionne : Mai Thu, Le Pho, Nguyen Phan Chanh, To Ngoc Van, Vu Cao Dam, Le Thi Luu, Nguyen Gia Tri, Nguyen Khang, Nguyen Sang, Bui Xuan Phai and Nguyen Tu Nghiem ; tous sont considérés – à juste titre, mais certes à des degrés divers – comme ayant marqué la peinture vietnamienne du XXème siècle. Ils sont l’héritage réel, eux et son œuvre picturale, du peintre.

Tous les peintres cités ici – comme tous ceux qui à l’époque étaient étudiants – ont bénéficié non seulement des compétences d’Inguimberty mais aussi de sa convivialité. De cette certitude de la beauté du monde qui vous happe lorsque le soir descend sur le Fleuve Rouge. Inguimberty croyait en la démonstration beaucoup plus qu’en l’explication. Pour autant, lui qui appréciait peu les œuvres de Matisse, Rouault et Dufy, encourageait ses élèves à étudier leurs œuvres et les poussait non pas à les copier mais à les analyser.

Il encourageait ses étudiants à le suivre « hors les murs » pour décrire les paysages et s’imprégner des effets de la lumière naturelle et de l’ombre. Lui, l’adepte de l’École Pleinairiste s’inscrivait dans l’œuvre de ses aînés Corot, Courbet, Théodore Rousseau et Millet. Tous artistes immergés dans les canons esthétiques du réalisme et/ ou avant-garde de l’impressionnisme. 

Pour Inguimberty, peindre le Vietnam, s’était s’attacher aux rizières, à leurs paysans, au ciel, à la pluie, à l’humidité des tropiques ainsi qu’à la beauté forte et sensuelle de ses habitants.

Alors que Tardieu donnait la prééminence au travail d’atelier, à la précision du trait, à l’usage de modèles et à un retour aux pratiques locales traditionnelles (la gouache et l’encre sur soie), Inguimberty, lui, se concentrait sur l’étude de la lumière. Si Tardieu s’inspirait de la Nation et de l’Histoire, Inguimberty, lui, privilégiait la nature et la géographie. C’est de cette rencontre, aussi, entre ces deux tempéraments plus supplémentaires que complémentaires qu’est née la peinture vietnamienne du XXème siècle. 

On notera que nombre des meilleurs élèves de Victor Tardieu, Le Pho, Mai Thu, Vu Cao Dam et Le Thi Luu, quittèrent le Vietnam pour la France en quête d’une nouvelle ambition, tandis que les élèves préférés d’Inguimberty, To Ngoc Van, Nguyen Tu Nghiem et Tran Van Can, restèrent, eux, au pays natal..

Il aimait particulièrement travailler dans le petit village de Kim Lien tout près d’Hanoi. De ce lieu naquirent certaines de ses plus belles toiles. Dès 1927, il envoie deux tableaux au Salon de la Nationale à Paris ( « Tonkin » et « Femmes de l’Annam « ) ainsi qu’à la galerie Charpentier.

Du 26 janvier au 2 février 1929, s’ouvre à Hanoi sa première exposition personnelle « Paysages et Figures du Delta Tonkinois ».

Dans le même temps son intérêt pour la laque se transforme en passion. Technique d’apposition, recherche des couleurs et ponçage deviennent le champ d’étude. Le Pho, Trang Quang Trang (le futur Nghym) étant les premiers élèves-contributeurs à cet art naissant. Un peu plus tard Alix Aymé apportera sa foi et l’influence indirecte des Nabis.

Le nouveau médium suscita un grand intérêt chez les élèves d’Inguimberty. Plus que la gouache et encre sur soie ou l’huile sur toile ? Non. Rien ne permet de l’affirmer.

Enseignant et promoteur, mais avant tout peintre…

Oui, un vrai artiste. Pour qui son ami le brillant ethnologue Pierre Gourou (1900-1999) – qui, au Vietnam même assista à l’exécution de certaines de ses peintures – écrit (en évoquant un tableau comparable à celui que nous illustrons) dans «  Le Monde Colonial Illustré »  du 1er janvier 1937 : 

« Il ne lui suffisait pas de trouver une rizière formant un ensemble harmonieux avec un arbre, une touffe de bambou, un sentier, un abri ; il lui fallait savoir comment cette rizière avait été mise en culture, repiquée, arrosée. Cette maison de chaume qui fait dans cette toile une tache d’un jaune grisâtre et qui apparait dans ce tableau comme de peu d’importance et comme d’une forme élémentaire, le peintre l’a pourtant étudiée dans tous ses détails, il sait comment elle a été construite et il a établi des coupes longitudinales et transversales qui lui permettent de connaître l’exacte structure de la charpente. Le vêtement misérable de cette paysanne, l’artiste l’a traité à grands traits, et ce n’est qu’une tache aux couleurs inégales; pourtant il sait comment on l’a coupé et cousu, et comment on le met. Cette connaissance intime du sujet permet à l’artiste d’atteindre à la poésie, d’exprimer avec des éléments simples à première vue toute la beauté, toute la grandeur, mais aussi la misère, l’intense effort humain qu’il y a dans le Delta tonkinois.

À ce propos, qu’il nous soit permis d’insister sur la grande valeur ethnographique de cette oeuvre picturale. Si l’on veut savoir comment se tient une paysanne tonkinoise quand elle est au repos, quelle est son attitude lorsqu’elle porte le « ganh » ou fléau d’épaule, comment elle marche, comment elle serre dans sa main gauche une poignée de plants de riz pendant que pend à sa main droite la faucille qui lui sert à moissonner, si l’on veut savoir comment le petit paysan conduit son buffle, on l’apprendra par ces oeuvres mieux que par la photographie » 

Plus loin, Gourou évoque les:

« Paysages de rizières aux diverses saisons : la rizière d’un vert éclatant, variant jusqu’à l’horizon les nuances de l’émeraude selon la date où le riz a été planté, telle qu’elle apparait au mois d’août; la rizière au mois de novembre, déjà à demi- moissonnée et opposant ses teintes jaunes aux verts restés vifs des bambous et des arbres ; la rizière à peine repiquée, où des jeux de lumière se font et se défont sur le miroir trouble de l’eau qui apparait à travers le frêle écran des jeunes plants; la rizière en mars pendant le crachin » 

 Ajoutons-modestement- le ciel, d’un gris épais, alourdi par l’humidité ou d’un blanc brûlant. Remarquons l’usage fréquent de zones d’empâtement et l’admirable subtilité tonale (remarquez les verts et les blancs)qui se combinent pour conférer à ses œuvres une forte originalité que l’on ne mentionne pas assez.

L’accroissement des bombardements américains sur Hanoi en 1943, va forcer l’école à se disperser en trois lieux: Georges Khanh et Bui Tong mènent leur groupe d’« Objets d’Art » à Phu Ly ; Evariste Jonchère, le département d’ architecture et de sculpture à Dat Lat. Inguimberty, Nam Son et To Ngoc Van, la section peinture et une petite fraction de la section sculpture à Sontay. 

L’occupation japonaise de 1940 à 1945, portée à son paroxysme par le « Coup de Force » du 9 mars 1945 annihilera la présence française en Indochine : de ce jour l’École des Beaux Arts d’Hanoi n’existe plus.

Une nouvelle  « École des Hautes Études des Beaux Arts » est créée le  8 octobre 1945 par le gouvernement d’ Ho Chi Minh. Mais l’enseignement ne reprend pas.

Le 28 décembre 1950 « l’École secondaire des Beaux-Arts », plus connue sous l’appellation « École des Beaux-Arts de la Résistance » voit le jour. To Ngoc Van, l’élève favori d’Inguimberty en sera le premier directeur. Tran Van Can, Nguyen Van Ty, Nguyen Khang, Nguyen Sy Ngoc et Nguyen Tu Nghiem, parmi quelques autres…, tous anciens élèves de Joseph Inguimberty, en seront les professeurs.

La propagande et une plus grande « implication sociale » selon le modèle du grand frère soviétique, s’installent.

Joseph Inguimberty, Hanoï, vers 1938-40
Joseph Inguimberty, Hanoï, vers 1938-40

Joseph Inguimberty, lui, quitte le Vietnam pour Menton en novembre 1946. Les galeries françaises continueront d’exposer sporadiquement ses oeuvres, celles du Vietnam devenant – pour un temps…- l’image d’un malaise diffus dans le contexte de la décolonisation. Ses évocations de la Provence et de la Franche-Comté, plus attendues et plus rassurantes, rencontrant une certaine sympathie.

L’artiste meurt à Menton le 8 octobre 1971.

Lui et Victor Tardieu sont les pères fondateurs de la peinture vietnamienne.

Jean-François Hubert