« Paris est une fête » : le voyage sans retour d’artistes vietnamiens dans les années 30.
C’est parce qu’il est confiant dans leur talent que Victor Tardieu, le fondateur de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi en 1924, veut, dès 1929, une participation de ses élèves à l’Exposition Coloniale prévue à Paris pour 1931 (et décidée en 1925).
Peintures et sculptures – essentiellement – des premiers diplômés (en 1930) mais aussi des élèves non encore diplômés figureront dans le Pavillon d’Angkor dont Tardieu sera le directeur artistique et Le Pho son assistant.
À la fin de l’Exposition (le 15 novembre 1931) Le Pho prolonge son séjour. Il visite la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Italie. Tous lieux qui le saisissent. Au-delà de la beauté et de la magnificence des paysages et des villes, il est subjugué par la beauté solennelle des Primitifs et l’envoûtante élégance des peintres de la Renaissance. Ceux-ci auront une influence considérable sur son œuvre.
Il retourne au Vietnam en 1932, y est nommé professeur aux Beaux-Arts d’Hanoi en 1933 et honoré de sa première exposition particulière la même année. Il visite la Chine en 1934. Les commandes affluent (y compris de l’Empereur Bao Dai).
Tout devrait le retenir au Vietnam et pourtant…
Il choisit de s’installer définitivement à Paris, après sa diligence comme Directeur artistique de la section Indochine de l’Exposition Internationale Universelle (officiellement « Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne »), qui se tient à nouveau à Paris du 25 mai au 25 novembre 1937.
Six ans après l’extraordinaire promotion de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi à l’Exposition Coloniale de 1931 des œuvres vietnamiennes (notamment un grand nombre de Luong Xuan Nhi), y sont exposées. Parmi d’autres… Le 12 juillet 1937, Picasso y dévoile, au sein du pavillon espagnol, son « Guernica ». Le tableau, sur le moment ne recueille pas l’enthousiasme sans laisser indifférent. Il revient alors à l’écrivain surréaliste Michel Leiris d’en avoir saisi la portée: « Picasso nous envoie notre lettre de deuil : tout ce que nous aimons va mourir ».
Pour Le Pho, tout ce qu’il a aimé est déjà mort mais il sait que tout ce qu’il aimera sera la vie. À Paris, jusqu’à sa mort en 2001, sans jamais retourner au Vietnam.
Vu Cao Dam, fraîchement diplômé, arrive lui aussi en 1931. Lui non plus ne reviendra jamais au Vietnam, demeurant en France jusqu’à sa mort, 69 ans plus tard.
Mai Thu, enseignant à Hué, s’installe à Paris en 1937 et ne retournera au Vietnam qu’une seule fois, très rapidement, sur la route du Japon, en 1962. Il mourra en France en 1980.
Enfin, un peu plus tardivement, Le Thi Luu, quitte sa carrière d’enseignante au Vietnam pour rejoindre notre trio en 1940. Elle accompagne son mari, volontaire pour l’effort de guerre contre l’Allemagne. Elle aussi, après un court séjour en Afrique, s’installera en France où elle mourra, en 1988 après un seul retour, très court, au Vietnam en 1975.
Pourquoi ce groupe d’amis – tous, brillants diplômés de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, issus des milieux mandarinaux aisés d’Hanoi, certes parfaitement francophones, collectivement fiers de leurs origines, confiants en leur talent – va-t-il ressentir cette nécessité de quitter un Vietnam, où leur carrière est assurée, pour non pas collecter mais saisir, à Paris, ce supplément d’âme qu’ils ne trouvent pas/plus à Hanoi?
Paris, dans les années 30… Quelle est donc cette ville qui déjoue ainsi les destins trop vite annoncés?
Une tentation, certainement.
On peut facilement imaginer le sentiment d’exaltation que nos jeunes vietnamiens devaient ressentir, debout sur le quai à Haiphong, dans le Vietnam des années 30, prêts à embarquer sur des navires au long cours (28 jours de traversée…) à destination de la France. Laissant derrière eux l’autel des ancêtres, les proches, le confort mental et matériel – donc social – du lettré. Pour eux, seul l’art, ce combat sans vainqueur possible, compterait dorénavant.
Le Pho, Vu Cao Dam et Mai Thu se sont rendus dans la « ville lumière » pour accéder à l’exubérance et l’émulation intellectuelles et artistiques qui y régnaient. On peut ressentir celles-ci en lisant « Paris est une fête » (A Moveable Feast). Le livre – posthume – d’Ernest Hemingway relate sa vie à Paris, dans les années 20. Certes, quand nos peintres débarquent les « années folles » sont terminées, et Paris est déjà plus la ville des écrivains que des peintres et sculpteurs. Mais elle étincèle encore, brillante et accueillante, et les artistes vietnamiens à Paris deviennent instantanément les artistes vietnamiens de Paris.
S’enrichira une rencontre de qualité entre des peintres valeureux et une ville généreuse.
L’esprit, déjà ancien ou contemporain, des sommités de l’art du XXe siècle y règne suavement : nos jeunes vietnamiens s’imprègnent des œuvres d’artistes qui marquent leur temps : Modigliani (arrivé en 1906, mort à Paris en 1920), Picasso (arrivé en 1900, mort à Mougins en 1973), Soutine (arrivé – probablement – en 1912 et mort à Paris en 1943), Chagall (arrivé en 1910, mort à Saint-Paul de Vence en 1985), Foujita (arrivé en 1913, mort à Zurich en 1968), parmi tant d’autres. Tant d’autres…
C’est dans les cafés de Montparnasse – qui a suppléé Montmartre depuis le début du siècle – que s’écrit l’histoire mondiale de l’art dans ces années-là.
Y triomphe mieux encore qu’un esprit, une culture.
Celle engendrée par une extrême ébullition artistique, fruit de rencontres et d’interactions – à parts égales… – entre artistes, galeristes, collectionneurs et institutions diverses.
Montparnasse, plus précisément le « carrefour Montparnasse-Vavin-Raspail » est le centre du monde.
Tout y est audace.
L’audace de tous les courants du temps – oui, tous – picturaux, passés ou en cours. Qui se surajoutent, se complètent, s’opposent ou…s’ignorent. Qui s’affinent au gré des évènements politiques, économiques et sociaux avec lesquels ils interagissent…
Qui, donc, se dialectisent dans le Paris des années 30.
Et quelle dialectique !
Celle-ci opère dans un milieu extrêmement bénéfique pour nos artistes vietnamiens.
C’est le monde de l’art, à jour, qui s’offre à eux. Devant eux, avec eux, s’actualisent le Réalisme, créé vers 1850 (Manet, Degas, Courbet, Rodin…), l’Impressionnisme, abordé dès 1860 (Monet, Renoir…) le Néo-impressionnisme actif à la fin du 19ème siècle (Seurat, Signac…), les Nabis (le terme est créé en 1889 (Bonnard, Vuillard…). Enrichi des dons des « autonomes » (Van Gogh, Gauguin, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Munch…), du Symbolisme, vers 1880 (Gustave Moreau, Puvis de Chavannes…), du Fauvisme, fin 19ème siècle (Matisse, Derain…), de l’Expressionnisme, début 20ème (Schiele…), de l’Art Nouveau, vers 1900 (Klimt, Majorelle…). Les points de suspension venant exprimer ici l’impossibilité de l’énumération exhaustive des artistes concernés.
Sur l’actualisation se superpose l’innovation.
Tour à tour, successivement ou concurremment de nouvelles œuvres s’imposent. Le Cubisme, début 20ème siècle (Braque, Picasso), le Futurisme, début 20ème siècle (Gino Severini), l’Art abstrait, début 20ème siècle (Kandinsky), l’Abstraction géométrique, début 20ème siècle (Malevitch, Mondrian), l’Art déco (années 20), le Bauhaus (Gropius) (années 20), le Surréalisme années 20 (Magritte, Dali, Miro), le Dadaisme, début 20ème siècle (Duchamp).
- Le Pho exprimera toujours son admiration pour Matisse et Bonnard (combien de fois me dit-il en tête à tête que ce sont eux qui motivèrent son voyage vers l’Ouest !).
- Vu Cao Dam entretint une complicité intellectuelle avec Chagall, son voisin à Saint-Paul de Vence.
- Mai Thu n’hésitera pas à convoquer Léonard de Vinci et l’École de Fontainebleau sous son pinceau.
- Le Thi Luu baigna dans l’impressionnisme. Tous acteurs ou inspirateurs des courants énumérés plus haut.
Quatre remarques complémentaires doivent être formulées :
D’abord, l’histoire de l’art ne doit pas se narrer en « -ismes ». L’art est un destin individuel. Les écoles ainsi identifiées doivent être vues comme un lieu d’échange, complémentaire et supplémentaire, entre les artistes et non pas comme le champ d’un dogme même si certains gardiens des temples successifs ont pu sévir…
Ensuite, Paris n’est pas toujours la ville de création de ces tendances mais toujours le relais constant de celles-ci. En outre certaines de ces influences avaient déjà été ressenties via l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, l’ensemble du corps enseignant ayant lui-même été confronté à celles-ci via sa formation et son milieu d’origine.
Enfin il serait incomplet de ne pas mentionner – outre l’École fondatrice – des institutions coloniales ou nationales artistiques françaises : toutes promeuvent et assistent nos artistes. Citons l’Agence Économique de l’Indochine (dite « Agindo », fondée dès 1917), la Société des Artistes Français (créée en 1881) ou des manifestations ponctuelles comme l’Exposition Internationale Universelle de 1937 qui succède à l’Exposition Coloniale de 1931, déjà évoquées.
Il faut aussi insister sur l’extrême solidarité affective qui lie Le Pho, Vu Cao Dam, Mai Thu et Le Thi Luu qui resteront unis toute leur vie, s’encourageant dans un profond respect mutuel. Solidarité individuelle d’abord puis familiale ensuite, les familles fondées (eurasiennes, principalement) par les artistes entretenant des liens proches. Le Pho et Mai Thu resteront principalement à Paris (ou en proche banlieue) avec des séjours parfois prolongés à Nice et à Mâcon tandis que Vu Cao Dam (en 1950) et Le Thi Luu (en 1971) s’installeront dans le sud de la France. Mais le lien n’est jamais distendu avec la capitale culturelle, politique, économique, fruit de la tradition jacobine française.
Pendant ce temps au Vietnam, le débat, récurrent, sur la sévérité du cadre colonial et la nécessité de la modernisation, sur l’élimination en marche du vieil ordre confucéen et sur les conséquences économiques et sociales de la « Crise de 1929 » reste stérile.
Rien ne change, finalement, sur le fond et la sémantique s’enlise : depuis 1911, persiste la contradiction entre le maintien de principes traditionnels (le confucianisme, la monarchie, la culture ancestrale) et la modernisation, c’est à dire le progrès, dont peu persistent encore à nier la nécessité objective. Or qui dit modernisation dit France même si l’exemple du Japon de l’ère Meiji conserve certains adeptes. Ni Nguyen Van Minh, ni Pham Quynh, ni Phan Boi Chau, ni Phan Chau Trinh, n’arrivent finalement à imposer leurs vues au-delà des concepts : l’ordre social n’est pas bloqué mais il tarde à se renouveler ce qui signe – comme dans toute société – sa fin proche. Avec le pouvoir colonial comme miroir référent, facilitateur de toutes les déceptions.
La sphère artistique locale, elle-même, se rétracte :
Les thèses du Tu Luc Van Doan inspirent des peintres comme Luong Xuan Nhi, Luu Van Sin, Tran Van Can, parmi d’autres. Pham Hau, de son côté, semble se cantonner dans une répétition un peu lassante de laques aux scènes bien exécutées mais souvent banales. Hoang Tich Chu continue sa démarche originale. Nguyen Tien Chung et quelques autres régressent déjà. Certes Nguyen Gia Tri et Nguyen Phan Chanh poursuivent leur recherche personnelle, comme To Ngoc Van mais le niveau général des promotions de l’École des Beaux-Arts qui s’annoncent, s’étiole. Le talent des artistes est moindre. Une tentation se fait jour chez certains d’entre eux : des laques aux thèmes sinisants, signées non plus en caractères romanisés mais uniquement en idéogrammes chinois. Des artistes vietnamiens se revendiquant chinois ?… Surgeon d’un questionnement déjà ancien, l’effort tourne court.
Le FARTA (émanation de l’AFIMA créée par Pham Quynh en 1917), la SADEI (créée en 1934) plus tard le « Salon Unique » (1942 et 1943) encouragent la démarche artistique. Mais le désengagement colonial prôné par le Front Populaire, arrivé au pouvoir en France en mai 1936 et la nomination d’un nouveau directeur à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi (Évariste Jonchère) – suite à la mort de Victor Tardieu le 12 Juin 1937, à Hanoi, coincidence tragique, deux semaines après l’ouverture de l’Exposition Universelle de Paris, le 25 mai 1937- qui n’a ni l’envergure de son prédécesseur, ni l’expérience d’un Joseph Inguimberty, institutionnalisent une décadence due avant tout à des étudiants moins talentueux et des idéaux qui deviennent confus.
À la rétractation succèdera, au nord, le dogme communiste qui se masquera d’abord sous l’idéal nationaliste. Celui-ci donnera quelques œuvres émouvantes exécutées dans le Bac Bo. Mais très vite des œuvres militantes d’une banalité affligeante deviennent la norme… D’autant plus que le Vietnam communiste n’aura jamais son Malevitch ou son Rodtchenko. Et l’uchronie s’y transformera rapidement en une dystopie, comme dans tous les pays communistes.
Ce qui explique l’absence totale d’un art contemporain de qualité aujourd’hui au Vietnam.
La pauvreté conceptuelle vaniteuse et pseudo-revendicative des « idiots utiles » actuels font d‘eux les « Pompiers » de demain. On ne peut pas être un artiste quand on a passivement accepté d’être formé sous le joug mental d’un régime totalitaire et qu’on est un enfant de sa Nomenklatura.
Subsistent, eux, les artistes du Sud, déchirés par la guerre civile, broyés après 1975 et la victoire du Nord.
Nos artistes vietnamiens, eux, il y a déjà 90 ans se lançaient dans un voyage sans retour.
François Mauriac évoquait ce type de conquérants dans Les Chemins de la Mer, (1939) : « La vie de la plupart des hommes est un chemin mort qui ne mène à rien. Mais d’autres savent, dès l’enfance, qu’ils vont vers une mer inconnue (…) Il leur reste de s’y abîmer ou de revenir sur leur pas. »
L’art contemporain vietnamien, lui, inerte, attend toujours son Rinascimento. Pour cela, il faudra que ceux-là même si bien décrits par Bảo Ninh et Dương Thu Hương disparaissent. Alors soufflera un vent frais. Pour l’heure il est bon de se remémorer la geste des grands anciens qui ont voté avec leur propre destinée pour un monde meilleur… Pour leur propre salut mental, il serait temps que les enfants gâtés du régime qui se croient rebelles viennent apprendre l’humilité sur les tombes de vrais artistes.
Facile : elles sont en France, le pays de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité.
Le pays où l’on sait, depuis tellement longtemps que l’identité n’est pas une quête mais une conquête.
Jean-François Hubert