Mai Thu, « La Coiffure », circa 1939 ou le « nuage voguant »

17 novembre 2023 Non Par Jean-François Hubert

« La coiffure » est un tableau au charme envoûtant peint par un peintre passionné.

Une œuvre majeure dotée d’un cachet rarissime et d’une provenance prestigieuse qui nous renseignent sur le peintre et son milieu.

Un peintre passionné

Lorsque Mai Thu peint ce tableau, il a 33 ans et vit à Paris au 32 rue Berthillon dans le 15ème arrondissement. Ses voisins immédiats sont… Le Pho et Vu Cao Dam. On peut imaginer l’émulation qui guide ces jeunes artistes nouveaux arrivants dans le Paris d’avant-guerre, ce paradis des arts. Un paradis qu’ils ont choisi de côtoyer. Un lieu qui passionne Mai Thu.

Depuis son arrivée en 1937, il y a participé à une exposition collective à la galerie d’art de la Muette puis dans le cadre de l’AGINDO (Agence économique de l’Indochine), les deux fois en 1938. En 1939, au Salon des Indépendants puis, à nouveau, à l’AGINDO et ensuite au Salon des Tuileries. Une réelle visibilité pour l’artiste et une confrontation prodigieuse avec l’élite quasi-planétaire des artistes qui s’expriment à Paris.

On conçoit mieux ainsi l’énergie créatrice qui soutient notre œuvre. Et son effet : le charme envoûtant qui s’en dégage.

Un charme envoûtant

Insufflé par ces deux femmes, dans leur intimité douce régie par une beauté diffuse.

Le peintre se concentre sur l’essentiel : pas de fond autre qu’un dégradé de vert clair, pas de meuble ni de paysage. Rien ne doit nous détourner du sujet de l’œuvre. Les tons clairs des visages ovales, des épaules dénudées de l’une et de la tunique de l’autre charpentent l’œuvre. Les couleurs aux tons pastel se répondent deux à deux : l’orange du bustier et de la coiffe et les noirs d’encre des chevelures.

Deux regards, l’un qui porte au loin tandis que l’autre se fixe sur sa tâche.

Le geste avec le peigne est d’une grande douceur, respectant la finesse de cette chevelure qui cache sensuellement l’oreille de la coiffée. Le peintre l’exprime tout en ondulations servies par les positions en semi-profil des femmes. Sans la représentation hiératique du modèle que Mai Thu cultivera plus tard.

« La coiffure » est aussi une œuvre majeure par son cachet rarissime et sa provenance prestigieuse. Tous deux nous renseignent sur le peintre et son milieu.

Le cachet, un moyen d’affirmation mais laquelle ?

L’œuvre, en effet, outre la signature classique du peintre, porte un rarissime cachet, rouge et massif, quasi ostentatoire, comme un élément de la tunique de la coiffeuse.

Notre cachet se lit, en vietnamien, Vân Phảng que l’on peut traduire par « nuage voguant » (Vân = nuage, Phảng = voguant).

Sous réserve d’inventaire, on n’identifie ce cachet que dans deux autres œuvres du peintre, reproduites dans le catalogue de l’exposition consacrée au peintre au musée des Ursulines de Macon (France) : Mai Thu 1906-1980 écho d’un Vietnam rêvé (2021).

Elles sont titrées respectivement « La joueuse de flûte traversière », (datée « vers 1940 »), de plus petite dimension (22 X 19 cm)) et « Coup de vent » (datée « vers 1939 », de plus grande dimension (56 X 26cm)). 

La première comporte exactement le même cachet et la même signature et son fond est comparable.

Sur la seconde, outre le cachet Vân Phảng et la même signature on peut identifier un autre cachet : « Mai Thu Dai Nam »  (Mai Thu Grand Sud) et une signature « Mai Thu » en chinois. L’étude (encre de Chine sur papier-calque) pour « Coup de vent « (fig 9 p 24) également datée « vers 1940 » ne comporte pas les cachets précités mais un autre (phóng đại quang minh) que l’on peut traduire par « magnification rayonnante et juste ».

On sait que le cachet, issu de la tradition chinoise, exprime le nom d’une personne ou d’une organisation mais aussi peut, entre autres, évoquer un décor symbolique, un poème, un dicton…. Le cachet relève aussi de la calligraphie aux principes esthétiques très proches. Manier le couteau à graver, exprimer la mise en « page » dans l’espace du cachet, équilibrer et disposer les caractères, en choisir le style, tout ceci relève d’une démarche éminemment artistique. Un graveur de sceau est aussi un artiste et certains peintres, calligraphes ou écrivains sont également des graveurs émérites comme Qi Baishi (1863-1957) par exemple. À l’égal de la peinture, de la musique, des échecs, de la poésie, la gravure des cachets fait partie des plaisirs raffinés que l’homme de goût se doit de pratiquer.

Nul étonnement donc que Mai Thu, lui le raffiné, le lettré, le musicien d’exception, s’adonne à cet art.

Et que symboliquement et poétiquement Mai Thu s’identifie et s’incarne comme un « nuage voguant ». Libre, dans le ciel de Paris, au vent de la liberté et de l’envie qui sied à toute création.

Une provenance prestigieuse et signifiante

Notre œuvre a appartenu à Raymond Escholier (1882-1971), journaliste, écrivain et critique d’art français dont la vie, d’une richesse exceptionnelle, mériterait un long développement. Rappelons simplement ici qu’il fut à partir de 1933 directeur du musée du Petit Palais à Paris et que dans les années qui précèdent « La coiffure » virent le jour deux expositions majeures sous son autorité directe : l’Art italien (de Cimabue à Tieopolo) en 1935 et deux ans plus tard « Les Maîtres de l’Art Indépendant, 1895-1937 » où il exposa les plus grands artistes contemporains dont Matisse, Bonnard, Soutine et Picasso.

L’intérêt qu’Escholier porta à Mai Thu signifie beaucoup. Il montre le soutien immédiat des milieux administratif et artistique parisiens aux artistes fraîchement arrivés du Vietnam.

Autour de cette année 1939, Mai Thu, le « nuage voguant », survole la « ville-lumière « au gré du vent de l’Histoire.

Quitter sa terre pour gagner le ciel.

Comme un défi.

Réussi.

Jean-François Hubert