Le Pho « Les Lys », circa 1936 ou l’art, « renoncement de l’intelligence à raisonner le concret »

10 novembre 2022 Non Par Jean-François Hubert

Notre œuvre est, sous réserve d’inventaire, le plus beau « bouquet » de fleurs peint par Le Pho qui fut pourtant prolixe en la matière comme en témoigneront, plus tard, ses périodes Romanet et Findlay. Notons de suite que nous entourons le terme « bouquet » de guillemets. La suite nous expliquera pourquoi.

Le génie subtil du peintre illumine cette gouache et encre sur soie de grandes dimensions (56,5 X 74 cm) qui peut être datée d’autour 1936. Le corroborent, le fond laissé partiellement au naturel – le peintre apposant un discret halo de pigment ocre autour de l’ensemble de fleurs -, le cachet de dimension importante quoique moindre par rapport à celui du début des années 30, et le ton pastel des pigments de la gouache. Fait rare, l’artiste ne signe pas des deux caractères chinois de son nom. L’encre noire reste discrète, en traits, pas en masses.

Ici, contrairement à la plupart des groupes de fleurs représentés par l’artiste, il n’y a ni pot, ni vase. Le Pho nous offre ces lys sans attaches, quasi-aériennes.

Il ne représente pas les fleurs typiques de son Tonkin natal : ni roses, ni chrysanthèmes, ni jasmin, ni violettes, ni tournesols, pivoines, glaïeuls ou lotus. Ici, il choisit le lys et ses pétales majestueux et blancs, brillants et diaphanes en même temps.

Huit fleurs épanouies et huit bourgeons: belle allusion aux signes auspicieux, les 8 choses précieuses, les 8 trigrammes, les 8 symboles bouddhistes, les 8 immortels taoïstes, parmi d’autres. Et cet ensemble de 16 fleurs c’est un 2 fois 8. Le 2, chiffre pair, comme 8 et 16. Et donc Yin… le symbole de la terre : puissance d’une œuvre pour initiés où le symbole vient éclairer la signification de l’objet figuré…

Les tiges noires centrent l’œuvre, en affermissent la composition, permettant aux fleurs – et accessoirement aux feuilles – décrites avec une grâce exceptionnelle, d’être aériennes. Un camaïeu de vert et un bleu discret viennent assister le noir dans une verticalité affirmée. La beauté naît de l’irréel, de cette opposition voulue entre une observation quasi botanique et des couleurs irréelles appliquées en lavis.

Un bouquet, dans son vase, avec ses fleurs coupées et ordonnées par l’homme, c’est la Nature combattue dans son ordonnancement, saisie dans sa force. Mais aussi amputée progressivement de celle-ci. 

Des fleurs en pot, c’est la Nature contestée, des racines meurtries, des fleurs dépendantes du soin de leur observateur. 

Le Pho nous suggère ici des fleurs libres qui ne dépendent que de leurs racines. Les racines… L’interrogation suprême du peintre au moment où il ressent que sa vie sera au loin.

Il refuse l’ordonnancement par l’action humaine et promeut l’ordre de la nature : pas de fleurs coupées dans un vase, vouées à mourir vite, pas de fleurs dans un pot, destinées à vivre lasses d’elle-mêmes. 

La merveilleuse éternité de la Nature surpasse l’homme ce mortel. 

Et c’est pour cela que le « bouquet » est un massif.

Le Pho s’est rendu en Chine en 1934. Son voyage a modifié son rapport – si ambigu au Vietnam – au pays, teinté d’admiration intellectuelle et de méfiance historique. Et si présent chez Le Pho qui faisait même remonter son ascendance familiale à Yan Li-Ben (600-673), plus connu sous la dénomination de Baron Wenzhen de Boling. Pour l’anecdote, ses amis Vu Cao Dam et Mai Thu le moquaient gentiment à ce sujet l’appelant avec un sourire affectueux, « le baron »…

Lors de son séjour à Pékin, il comprend que l’art chinois ne nourrira pas son inspiration. Il reste séduit par Paris et sa trépidante vie artistique qu’il a découvertes en 1931-32. Il vient d’être nommé Directeur artistique de la section Indochine à l’Exposition universelle de Paris (officiellement Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne) qui doit se tenir en 1937. Il ressent un besoin d’émancipation de cette société confucianiste vietnamienne traditionnelle qui n’offre rien en termes artistiques. Son poste d’enseignant aux Beaux-Arts d’Hanoi ne le comble pas. Une puissante volonté de confrontation avec tous les grands artistes du temps, présents ou par influence, qui œuvrent à Paris, l’anime.

L’art ça n’est pas un métier mais une cause.

« Les Lys » sont le tableau d’un départ proche pour un voyage sans retour. Car intuitivement, Le Pho sait qu’il ne retournera pas au Vietnam. Comme Albert Camus, son contemporain – qui l’écrira un peu plus tard -, il a compris que « L’œuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret » (Le Mythe de Sisyphe, 1942).

Le concret n’est pas le matériel.

Le concret, aux alentours de cette année 1936, ce sont les notions de Patrie, de carrière, de famille, d’amitié. L’homme, qui n’a pas encore 30 ans, renonce depuis ses premiers tableaux à raisonner ce concret. Un souffle puissant l’anime, Le Pho sait qu’on dépasse l’absurdité de son destin par sa lucidité, et « la révolte tenace » contre sa condition. Absurdité d’une destinée certes. Mais il y a une grandeur à vivre et à faire vivre l’absurde.

Les Lys sont le tableau de cette révolte subtile, de ce constat magnifique qu’un tableau vit plus longtemps que les fleurs qu’il représente.

Jean-François Hubert