Le Pho, « La Femme du Mandarin », 1931, ou l’impassibilité véhémente

28 juin 2022 Non Par Jean-François Hubert

Tout grand peintre possède son œuvre emblématique. Parmi tant d’autres Guernica pour Picasso, Le déjeuner sur l’herbe pour Manet, David pour Michel-Ange ou La Joconde pour Léonard de Vinci.  Ces œuvres  ont en commun de non seulement exprimer la quintessence de l’artiste à son sommet mais aussi de s’insérer dans des moments forts de l’histoire de l’Art donc de l’Humanité.

La Femme du Mandarin, de Le Pho (1907-2001) est de ces œuvres emblématiques tout à la fois somptueuse unique et manifeste de la peinture vietnamienne.

Le Pho – La Femme du Mandarin

Lorsque Le Pho peint cette huile sur toile (81 X 130 cm) en 1931, il est diplômé depuis un an de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine (Hanoi). Il a 24 ans. On pressent déjà qu’il sera un des plus grands peintres de la peinture vietnamienne de son siècle. L’œuvre est remarquable par la tension contenue qu’exprime cette Femme du Mandarin. Sa pose, les mains jointes, son Ao Dai blanc, son chignon, un discret bracelet et une discrète boucle d’oreille assument la simplicité digne d’une femme seule. Ses sourcils épilés, le rouge à lèvres, un léger maquillage du visage, marquent son indépendance.

Les fleurs de Camélia dites « colombes blanches », apparaissent capturées plus que plantées dans un pot lui-même machinalement posé sur une sellette dont on ne voit que le haut sont écloses mais orphelines de leur vraie terre nourricière. Elles témoignent de l’absurdité du monde.    

La demeure riche mais austère voit sa baie s’ouvrir sur une végétation pauvre et irréelle.

Avec son occupante elles témoignent des valeurs confucianistes qui régulent la société tonkinoise qui a vu naître Le Pho. Tout y est recueillement et retenue. Un épicurisme de l’abstention.

Le poème en haut à gauche en caractères chinois (on notera que Le Pho n’atteint pas l’habileté calligraphique d’un Nguyen Phan Chanh…) est un extrait en chinois, du Chinh phu ngâm (征婦吟, « Chant de la femme du combattant ») écrit vers 1740  par Dang Trân Côn. Plus tard à la fin du 18ème siècle ou au début du 19ème, Phan Huy Ich le transposera en nôm.

Les caractères sont les suivants, avec à droite leur transcription en caractères romains et en dessous le texte en quốc ngữ puis la traduction française :

功名百忙裡             Cong-danh bach mang ly
勞苦未應閒             Lao-kho vi ung nhan
勞與閒誰與言         Lao du nhan thuy du ngon
君在天涯妾倚門     Quan tai thien-nhai thiep y mon 

Áng công danh trăm đường rộn rã, Những nhọc nhằn nào đã nghỉ ngơi.
Nỗi lòng biết tỏ cùng ai,
Thiếp trong cánh cửa, chàng ngoài chơn mây.

« Recherchant la gloire au milieu de mille peines, 
Quoique fatigué, vous oubliez le repos.
A qui peut-on confier le secret de son cœur ? 
Moi, derrière ma porte et vous, à l’horizon !
 » 

(traduction Tuần Lý Huỳnh Khắc Dụng)

Le Chinh phu ngâm étant aussi célèbre et respecté au Vietnam que l’est le Kim-Vân-Kiêu, le choix du texte par le peintre n’est pas surprenant. En revanche on peut s’interroger sur la sélection des vers eux-mêmes par Le Pho. De ce long poème, il extrait un passage où figurent « gloire » et « horizon » deux mots prémonitoires qui identifient son futur proche. « L’Exposition Coloniale » de 1931, la « conquête de l’Ouest » réussie du peintre, lui apportant la gloire sous d’autres horizons.

Le tableau vaut aussi par sa destinée.

Je tiens l’ensemble du récit du peintre lui-même: Le Pho l’aimait tant qu’il l’emporta avec lui lorsqu’il s’installa définitivement en France en 1937.  Comment s’en étonner? Les thèmes de la femme et de l’absence si souvent célébrés et magnifiés dans son œuvre, se devaient d’accompagner le voyageur.

Mais à la déclaration de la guerre Franco-Allemande de 1940, Le Pho s’engage dans l’armée française pour combattre la barbarie nazie. Il laisse dans son logis le tableau en caution du paiement de son loyer.  Quand le peintre rentrera de la guerre, sa logeuse, bien indélicatement, l’aura vendu pour éponger la dette…  Probablement, peut-être même échangé contre un peu de nourriture dans ces années de disette.  Puis, le tableau réapparaît à Versailles, la ville des Rois de France, dans une vente publique le 18 avril 1971 (numéro 253 « Collection M. V. ») et est acheté par un collectionneur français, le Docteur Bismuth, un homme de grande qualité.

C’est dans son appartement du 40 rue de Lubeck à Paris que je vis pour la première fois l’œuvre en 1996. Je fus ébloui et donnais un titre à ce tableau qui n’en portait pas: « La femme du mandarin ». Le Docteur Bismuth voulait s’en séparer après une fréquentation de 24 ans. J’en fis la couverture (double pleine page) de ma vente du 16 décembre 1996 à Drouot où j’étais expert. Jamais aucun tableau vietnamien n’avait connu l’honneur recherché de « La couverture ».

Il sut attirer l’intérêt d’un nombre inattendu de collectionneurs fascinés par sa puissance et sa beauté sereine et multiplia par trois son estimation. Une performance à une époque où l’art vietnamien intéressait fort peu de monde (quelques européens et absolument aucun Vietnamien du Vietnam). Sous l’impulsion de cette œuvre, la peinture vietnamienne, connaîtra un véritable envol et les peintres vietnamiens, grâce à cette œuvre prophétique, connaîtront un succès croissant.

Son heureux nouveau propriétaire (et ami) me le prêtera plus tard, au Musée Royal de Mariemont lors de l’exposition (dont je serai co-commissaire) : La Fleur du Pêcher et l’Oiseau d’Azur, Arts et Civilisation au Vietnam, en 2002.

Il y recueille bien sûr toutes les faveurs, au sein d’un groupe d’œuvres de très haute qualité.

Ainsi, par sa qualité, par son parcours historique, la Femme du Mandarin constitue une des œuvres majeures de la peinture vietnamienne du 20ème siècle. Belle et forte, elle nous transcende et nous apporte un supplément d’âme.

Il y a une impassibilité véhémente chez cette « Femme du mandarin », un besoin essentiel de contrôler sa passion par la dignité. Comme chez Le Pho.

Jean-François Hubert