Tran Binh Loc, vers 1935-36, « Le Petit Frère » ou le figement tragique
Dans cette prégnante gouache et encre sur soie (65x49cm), titrée et signée au dos, exécutée vers 1935-36, Trần Bình Lộc (1914-1941) nous propose deux personnages, que nous identifierons comme un « petit frère » (selon le titre inscrit au dos) et sa sœur (ce qui restera une supposition). Ils figurent dans une pièce dénudée dont seule la polychromie de l’étoffe qui recouvre la banquette vient contester l’austérité. Une bande horizontale de phénix y surplombe une rangée également horizontale de double-sapèques et d’un motif plus difficile à identifier.
Le phénix au Vietnam comme en Chine a un sens auspicieux. Le lecteur intéressé pourra consulter Karl Petit (Le monde des symboles dans l’art de la Chine) qui en analyse toute la signification. Notons simplement que la double- sapèque, figurant au côté de deux autres symboles – ici le phénix et notre motif illisible que nous créditons de symbole, exprime le sens de « tous deux au complet », ressemblant phoniquement à « deux sapèques ».
Ce « tous deux au complet » exprime parfaitement le sentiment, présumé, des personnages et le ressenti qu’ils affichent.
Trần Bình Lộc exprime ici une fusion asymétrique entre l’enfant et la jeune femme.
Celui-là, en confiance, s’abandonne dans les bras capteurs de sa sœur. Ses – trop – larges pieds, bien posés sur le sol, affichent une indépendance rehaussée par son regard au loin mais contestée par son adossement à sa sœur.
Celle-ci, au visage réjoui, n’est dédiée qu’à lui, ne regarde que lui, l’enserre de ses deux mains captrices, sa jambe gauche posée sur le sol, sa droite, allongée sur le lit.
L’enfant, lui, de ses mains également anatomiquement trop grandes pose la droite sur son abdomen tandis que de sa gauche, il semble vouloir desserrer l’étreinte…
L’artiste fige la symbiose, également asymétrique, des deux en utilisant un jaune lumineux uniquement posé sur le petit garçon en son entier.
Comme une fluorescence.
Seuls le visage et les mains de la sœur, bénéficient de cette luminosité, drastiquement circonscrite par les jambes du pantalon et la coiffe de la femme, tous trois peints d’un noir d’encre profond, en aplats massifs, eux-mêmes insérés dans deux autres, bleu roi, éléments de la tunique.
Subtilité descriptive de la gouache sur soie et force de l’encre comme pour une plaidoirie pour l’amour éternel de quelqu’un qui se ressent éphémère. Certes, nul ne se croit immortel mais chez Trần Bình Lộc, c’est l’expression d’une obsession constitutive de nombre de ses œuvres. Une obsession fondée sur une santé délicate qui le conduira, inexorablement à sa mort, trop jeune, à juste 27 ans, 5-6 ans après cette œuvre.
Né, en 1914, à Quang Yên dans le Quang Ninh (Tonkin), il débute sa scolarité à l’âge de 15 ans, à l’École des Beaux-Arts de l’Indochine dans la 5ème promotion (1929-1934) avec, notamment, Pham Hau et Nguyen Do Cung.
Il y rejoint des aînés (des promotions antérieures en cours) brillants : Lê Van Dê, Mai Trung Thu, Nguyen Phan Chanh, Lê Pho, Georges Khanh, Tô Ngoc Vân, Vu Cao Dam, Do Duc Thuan, Tran Quang Trân, Nguyen Tuong Lân, Nguyen Gia Tri, Nguyen Cat Tuong, Lê Thi Luu parmi les plus importants.
Quelle émulation !
Doublée d’une stimulation rare car Victor Tardieu aidé des meilleurs professeurs (Inguimberty, Kruze, Batteux…) identifie très vite son talent et le magnifie.
Qu’on en juge : dans son « Rapport concernant la participation de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine à l’Exposition Coloniale Internationale de Paris », rédigé en 1931, Victor Tardieu nous livre deux indications précieuses :
D’une part, alors que l’artiste vient juste d’intégrer l’École et que les travaux de préparation de la participation de l’École à l’Exposition commencent cette même année 1929, non seulement il se voit confier – au sein d’un groupe-la confection de « grilles » et de « consoles en fer forgé », mais en outre, en 1931, il est sélectionné « Quatre (de ses) dessins en baie de Halong (Tonkin) » pour « L’Exposition Coloniale de Rome ».
Une extraordinaire promotion pour un si jeune artiste et une marque indéniable de confiance. Trần Bình Lộc a 15 ans à son entrée à l’École, 17 ans en 1931 !
Mais Trần Bình Lộc souffre physiquement.
Il est atteint de tuberculose non seulement pulmonaire mais extra-pulmonaire.
La maladie le ronge mais aussi le perturbe de plus en plus mentalement. Il s’en confie par écrit à Victor Tardieu. On n’évoquera jamais assez la bonté paternelle que le fondateur-directeur de l’École accorda à ses élèves. Les témoignages écrits ou oraux abondent. Peut-être faut-il y trouver, par ailleurs, la source du rapport ambigu que Jean Tardieu développera avec son père et dont témoigne sa « Lettre d’Hanoi » (écrite en 1928), si décevante sur le fond ?
À Tardieu, dans un français parfait, le peintre confie vouloir « étouffer cette idée de suicide qui (l’)effleure de temps en temps ». Rappelle qu’il est « encore jeune », que « l’infirmité (lui) paraît abominable ».
Il ajoute : « Je me demande que deviendrais-je si ce malheur ne m’épargne pas, ce devoir de lutter, de travailler, de sentir, de s’émouvoir… »
Le peintre mourra, jeune (en 1941, à l’âge de 27 ans) certes d’un accident domestique au Laos si l’on en croit les témoignages, toujours sujets à caution, surtout du/au Vietnam dans ces années 1940…
Mais on l’a compris, la mort, rôdeuse, la vie, impossible sont au cœur de l’œuvre de Trần Bình Lộc. Ce dont témoigne avec aisance notre tableau.
Mais, il nous faut aussi mentionner l’insertion dans la sphère chinoise de Trần Bình Lộc.
Nous en informe, par exemple, une autre de ses œuvres, exécutée en 1934 et reproduite ci-dessous.
Il s’agit probablement des mêmes modèles. La facture globale est plus allusive. Plus d’intérieur austère mais cossu mais une austérité extérieure presque dévastatrice. L’arbuste décharné, plantes sont en terre loin de récipients jugés inutiles. L’enfant est tenu, non cajolé. Un camaïeu de marrons, un usage tout en verticalité de l’encre. Rien de la dynamique de l’œuvre de 1935-36. En 1934, la représentation offerte est statique.
Les deux œuvres semblent témoigner de ce qu’on nomme aujourd’hui la « bipolarité » d’un être. Dans les deux cas, bonheur éphémère ou lassitude existentielle, Trần Bình Lộc fige la scène parce qu’il la sait parfaitement encore plus fugitive que fugace.
L’œuvre de 1934 nous fournit aussi plusieurs éléments additionnels de compréhension de l’artiste et de son appartenance, plus culturelle qu’artistique à la tradition chinoise.
En témoigne son système de datation et d’inscription en double lecture (idéogrammes et lettres romaines).
L’œuvre est signée de haut en bas à gauche, en chinois, en lettres romanisées (« surjouées ») plus bas et datée, 1934, en chiffres et inscrite en chinois (outre la signature) de haut en bas :
Jia Wu Nian Meng Xia :
• 甲 et 戊 font référence au cycle sexagésimal chinois • 年 signifie « année
• 孟夏 signifie début de l’été (avril).
Que nous devons accepter comme le début de l’été de l’année 1934 (par ailleurs période où les douleurs de l’artiste s’amplifiaient avec la chaleur, ce qui est une des explications du sens de l’œuvre).
Comme Tran Van Can et Nguyen Khang, parmi d’autres, à la même époque, Trần Bình Lộc se tient, un peu moins qu’eux, à distance de la romanisation de l’écriture vietnamienne. Il ne la renie pas, il ne la nie pas mais il lui semble nécessaire de l’accompagner de la graphie chinoise. La question indépassable de la légitimité culturelle, et, bien plus de sa revendication…
Trop doué, trop sensible, mort trop tôt, Trần Bình Lộc laisse une œuvre lacunaire. On aurait tellement aimé analyser au cours du temps son évolution. Aurait-il plafonné comme Nguyen Phan Chanh, Luong Xuan Nhi ou Mai Thu ? Peu produit comme Luu Van Sin ? Quasiment plus rien exécuté comme Do Duc Thuan ? Ou aurait-il innové, stimulé par le vent d’Ouest comme Le Pho ou Vu Cao Dam ?
Nous ne le saurons jamais. L’art comme figement tragique.
Jean-François Hubert
PS : Rappelons juste que l’on peut rencontrer plus rarement une autre signature de Trần Bình Lộc que nous donnons ici et qui ne concerne pas notre propos de fond :