Nguyen Do Cung, 1947, La Combattante ou le sanglot du bodoi

10 octobre 2022 Non Par Jean-François Hubert

Né dans le village de Xuan Tao, dans le district de Tu Liem, dans la banlieue de Hanoi, Nguyen Do Cung (1912-1977) était le fils de Nguyen Do Muc, un lettré confucéen, traducteur de romans chinois. Il est diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Indochine à Hanoi dans la cinquième promotion de 1934, aux côtés, notamment, de Tran Binh Loc et Pham Hau.

Nguyen Do Cung n’était pas seulement un artiste, mais aussi un théoricien, auteur d’articles détaillant ses recherches et codifiant sa conception de la création artistique. Lui et des proches, écrivains et artistes – Pham Van Hanh, Nguyen Xuan Khoat, Nguyen Luong Ngoc, Nguyen Xuan Sanh et Doan Phu Tu – publieront en 1942, sous le même nom de Xuan Thu Nha Tap, dans « Archives Printemps-Automne Anthropologie » des textes écrits depuis 1939. Le livre comprend un certain nombre de poèmes, de la prose philosophique et un manifeste artistique du groupe (certains des textes ayant ont été précédemment publiés dans le journal Thanh Nghi). Ce groupe qui perdurera jusqu’en 1945 voulait promouvoir, entre autres, l’innovation et la créativité pour une « Nouvelle Poésie »…

Maurice M. Durand et Nguyen Tran-Huan dans leur « Introduction à la Littérature Vietnamienne » (Paris 1969) identifient (de 1862 à 1962….), neuf périodes (p. 110-111), dans leur « tableau synoptique » et incluent le Xuân thu Nha tâp (avec le Hàn Thuyên, le Tri tân et le Thanh nghi) dans la sixième période, celle qui va de 1935 à 1945 et qui correspond, selon eux, au « déclin du Tu luc vàn doan, (au) développement du Roman Réaliste, (à la) naissance de la littérature révolutionnaire de tendance marxiste, (au) retour à l’Antiquité ».

Nos auteurs jugent très sévèrement (p. 130) les poètes du groupe… « dont les poésies, incompréhensibles et hermétiques, subissaient l’influence des poètes symboliques français tels que Mallarmé, Valéry, etc. (…). Le manifeste de ce groupe, employant des mots ronflants, mais vides de sens, parlait de « l’Intellect Suprême », de « l’ Art éternel« , de « la Musique permanente » et de « l’effort pour arriver à soi-même par les voies rythmiques et harmonieuses de la Littérature par l’Art, et par dessus tout par la Poésie« …

Vaste programme, assurément…

La révolution d’août 1945 porte à son paroxysme sa volonté  d’émancipation dans tous les domaines. En 1946, il peint le portrait de l’oncle Ho au palais présidentiel de Hanoi, comme To Ngoc Van et Nguyen Thi Kim, avant de quitter la ville.  

Les années suivantes, 1947 et 1948, le voient séjourner dans la partie sud du centre du Vietnam, où la terre n’est qu’une bande étroite et aride sur laquelle pèse le soleil, où les gens sont francs et ouverts. Il y vit et peint dans une joie sans limite, malgré les dangers de la guerre, dont témoigne un ensemble d’œuvres exécutées lorsqu’au sein du Vietminh, il combattait pour l’indépendance l’autorité coloniale française. Toute la région, plus qu’un maquis, était une zone pratiquement contrôlée depuis 1945 par le Vietminh.

Adepte du réalisme, il consacre bon nombre de ses œuvres au génie militaire, aux ouvriers fabriquant des pièces pour les grenades à main, à l’usine produisant des armes pour le front. Ses œuvres montrent des lieux connus : La Hai, Bong Son, Nho Ban, Cao Thang, An-Khé, Tam Ky… Leurs titres parlent d’eux-mêmes : « L’usine d’armes », « Le front à An-Khé », « Le trou du tigre à An-Khé », « La destruction de Phu Phong », « L’autodéfense à Tuy Hoa », « Jeunes soldats à Tam Ky », « Scène de la vie quotidienne dans la cinquième zone stratégique », « Un volontaire au Sud » ou « Guerilleros à l’entraînement ».

Toutes gouaches aux bruns chauds, aux teintes de rose pâle et de blanc doux nous qui nous offrent paradoxalement une vision tamisée de la guerre, loin des stéréotypes du genre.

Notre aquarelle sur papier (55 X 39,5 cm) datée du 11 mars 1947 et située à Tam Ky (Quang Ngai), appartient à cet ensemble d’œuvres. La combattante, en costume militaire affiche un hiératisme qui semble avoir été acquis récemment… Ici règne le règne de l’austérité. Tout est vertical, des plis du pantalon aux colonnes du bâtiment. Les traits tirés du visage de la combattante traduisent une certaine dureté où la fatigue le dispute à l’esprit révolutionnaire.

Après ces témoignages sur l’effort de guerre, Nguyen Do Cung se lancera dans la représentation – obligatoire… – de l’effort de paix. C’est l’inénarrable Nguyen Quang Phong, peintre médiocre mais un des historiens officiels de l’art du régime communiste qui exprime le mieux dans son texte (« L’art contemporain vietnamien » Hanoi, 1996, pp 250-51) la pesanteur idéologique du moment. On trouvera ici la  transcription exacte du texte original : en quelques mots, toute une idéologie, avec sa mesquinerie dévastatrice, y est résumée.

On comprend mieux la terrible oppression idéologique exercée sur l’artiste, lui qui fut pourtant officiellement honoré par Ho Chi Minh lui-même en 1948, comme le montre le document ci-dessous… (Le dogmatisme est toujours schizophrène) :

Le document peut être traduit ainsi :

République Démocratique du Vietnam-
Indépendance – Liberté – Bonheur –

Premier Ministre Président de la République Démocratique du Vietnam
Attestation de Récompense
M. Nguyễn Do Cung
Président de l’Association Culturelle de la Résistance de la zone Centre-Sud

En reconnaissance du travail fourni à la réalisation de peintures de la Résistance dans le but de soutenir l’esprit de la Résistance

Le 15 juin 1948

Premier Ministre Président
Signé Ho Chi Minh

Enregistré par le Bureau
17 juin 1948
Médaille d’Or

En 1962, il devient président de l’Académie des Beaux-Arts nouvellement créée.

Assisté d’un groupe de collègues, il se voit confier la responsabilité de déterminer les bases du futur Musée des Beaux-Arts, à Hanoi. Son passé de jeune théoricien va l’y aider : le magnifique édifice colonial – ancien lycée et pensionnat pour jeunes filles Jeanne d’Arc – du 66 rue Nguyen Thai Hoc devient le lieu d’exposition d’œuvres d’art anciennes et modernes.

Le tout sans renoncer à sa carrière de peintre comme en témoigne, par exemple, son œuvre « Les ouvriers de la mécanique », une huile (67 X 92 cm) datée de 1962 et conservée aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Hanoi.

Nguyen Do Cung - Les ouvriers de la mécanique
Nguyen Do Cung – Les ouvriers de la mécanique

Le peintre avait exécuté plusieurs travaux préparatoires que nous avons eus en main. Parmi ceux-ci, cette aquarelle et crayon, est particulièrement intéressante pour son annotation manuscrite originale en haut à droite. Il est à noter que le peintre écrit en vietnamien, et non plus en français, et qu’il se réfère à « Tề Bạch Thạch » le peintre chinois, plus connu sous son nom, chinois, de Qi Bai Shi (1864-1957). 

Evitement de la langue française et référence à la peinture chinoise : un courant de la peinture vietnamienne d’une tendance que nous avons déjà évoquée.

Le texte vietnamien,

« giấy và thuốc này có thể là
vẽ đến đâu được đến đấy
– Do đó không nên vẽ dầu
từ toàn thể, mà nên 
vẽ như Tề Bạch Thạch
– Nên đi chevalet và
vẽ mầu “khô”, sẽ
tươi thắm và “voulu” hơn
» 

peut se traduire en français par:

« Papier et matériaux sont appliqués
Graduellement au fur et à mesure
– Par conséquent, n’utilisez pas d’huile sur l’ensemble, il doit être peint comme l’a fait l’artiste Te Bach Thach;
– Utiliser les techniques du chevalet et des pigments « secs » pour rendre (la peinture) plus fraîche et profonde
»

Le musée, quant à lui, ouvrira ses portes en 1966. Pour sa section peinture, il bénéficiera progressivement de dons de nombreux peintres.

Le plus souvent, pour les œuvres importantes, il s’agit de « secondes versions » d’œuvres c’est à dire que les artistes offrent au musée une copie exécutée par eux-mêmes d’une version antérieure. 

Malheureusement, beaucoup de ces œuvres (originaux ou « redites ») ont été volées et remplacées par des copies, les originaux se trouvant le plus souvent aujourd’hui à quelques centaines de mètres du musée, sur les murs d’immeubles cossus. Ajoutons que dès le début, dans un but louable d’éducation des visiteurs, le musée a voulu se doter d’œuvres, malheureusement inaccessibles. Pour cela il en a fait faire des copies, médiocres qui, présentées (sans grande conviction) comme des originaux, ont à jamais vicié l’œil des amateurs locaux et obligé certains des dirigeants successifs, compromis, à détourner le sujet… 

Le rêve de Nguyen Do Cung s’est effondré et l’embarras local se limite à tenter de cacher – jusqu’à aujourd’hui… – cette terrible réalité dont l’Etat vietnamien lui-même devrait se saisir au plus vite. En ces temps de bouleversements politiques, il y aura de moins en moins de crétins à la Walter Duranty pour défendre – avec l’habituelle suffisance américaine – l’indéfendable…

Un style imposé par des doctrinaires, un musée qu’intuitivement il savait déjà souillé par des ignorants, une érudition hors du champ communiste… 

Est-ce à cela que pensait Nguyen Do Cung en peignant, trois ans avant sa mort, ce nu musculeux et ambigu, daté du 24/5/74 ? 

Fini les traits uniformes et émaciés, la pose rigide, le réalisme topographique de notre combattante. C’est un corps semi-nu, musclé, démonstratif, au bord d’un lit (?) dans un lieu irréel que nous offre l’artiste. Quel est ce geste de la main droite ? Est-ce une simple tache bleue, en haut à droite, ou un oiseau stylisé volant, avec un arbre squelettique plus loin ? Nous ne le saurons jamais. Ce dont on peut être sûr en revanche, c’est de l’extrême liberté que s’autorise Nguyen Do Cung en 1974 dans un pays qui interdit la représentation du nu. 

Toutes ces luttes pour l’indépendance, ces privations, ce désarroi perpétuel, cette quête d’absolu, pour tomber dans le monde médiocre du dogmatisme vaniteux ?  

Digne et donc presque inaudible, ce sanglot du bodoi

Jean-François Hubert