Nguyen Phan Chanh, 1932, « La Marchande de Riz »

30 août 2022 Non Par Jean-François Hubert

Les premières œuvres de Nguyen Phan Chanh sont considérées comme des icônes de l’art vietnamien. Parmi les plus publiées, citons : Choi O An Quan (Jeu de O An Quan) ; Len Dong (Le sorcier) ; Rua Rau Cau Ao (Lavage de légumes près de l’étang) ; Em Be Cho Chim An (Petite fille nourrissant l’oiseau) toutes icônes de la peinture vietnamienne.

La « Marchande de riz », un peu plus tardive, date de 1932. Elle fut envoyée par l’artiste lui-même, sous l’autorité de Victor Tardieu, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts d’Indochine, à l’AGINDO, (Agence économique de l’Indochine), un organisme parisien officiel dédié (ici) à la promotion des artistes vietnamiens hors du Vietnam. Avec son cadre Gadin (du nom du fabricant), le tableau fut exposé à Naples, en Italie, à la « Seconda Mostra Internazionale d’Arte Coloniale » en 1934. 

Au dos de l’œuvre figure  encore l’étiquette de l’exposition coloniale de Naples  et nous renseigne sur le prix fixé pour l’œuvre (2000 francs français de 1934 soit un peu moins de 1500 euros d’aujourd’hui).

Lorsque Nguyen Phan Chanh peint notre œuvre, il a 40 ans et vient d’obtenir son diplôme de l’École des beaux-arts d’Indochine deux ans seulement auparavant, en 1930. Il est, de loin, l’aîné des étudiants de la première promotion, bon nombre de ses condisciples (Le Pho, Mai Trung Thu, Le Van De, Nguyen Tuong Tam…) ayant la moitié de son âge, ce qui créée une distance générationnelle entre lui et eux. Alors que de nombreuses personnes de la jeune génération ont dû trouver (du moins en théorie) le chemin de Paris, le centre artistique du monde, pour se tailler une carrière artistique, la vie et l’art de Phan Chanh sont restés centrés sur le Vietnam, ses habitants et ses paysages. 

Né le 21 juillet 1892 à Trung Tiet, dans la province de Ha Thinh, au centre du Vietnam, il a été éduqué par son père, un érudit confucéen. Au décès de celui-ci, il n’a que 7 ans, et aide sa mère en vendant  ses dessins sur les marchés. Il dessine aussi à partir de photos qui lui étaient présentées. Plus tard, il enseigne l’écriture chinoise et en 1922, intègre l’école de pédagogie de Hué. Son diplôme obtenu en 1923, il commencé à enseigner à l’école primaire « Dong Ba » à Hué, dans le centre du Vietnam. Seul candidat de la région centrale du Vietnam, il est admis dans la première promotion d’étudiants de l’École des Beaux-Arts d’Indochine, en 1925. En 1928, il dessine un timbre postal. Parallèlement, encouragé par Victor Tardieu et Nam Son, il s’intéresse à la peinture sur soie. Le principal défi technique de la peinture sur soie est que le tracé de la gouache et de l’encre ne peut être modifié après leur application sur le crépon de soie collé sur un papier épais. 

« La Marchande de Riz » illustre parfaitement le talent d’un peintre au meilleur de sa forme, représentant des modestes gens du peuple exerçant de petits métiers en des instants d’élégance intemporelle tellement vietnamiens.

Ici la coiffure et le vêtement de la vendeuse et de l’acheteuse  montrent une légère différence pas nécessairement significative, mais démontre que c’est la vendeuse qui a cultivé la terre tandis que l’acheteuse – dont le peintre masque à moitié une main, semble le trier à son profit immédiat 

Quelques lignes du journal intime de Nguyen Phan Chanh nous renseignent:

« En sortant peindre à l’aube, je marchais généralement le long des rivières et des canaux. Une fois, je suis passé à côté d’une fille qui lavait des légumes au bord de l’eau, sa chemise blanche et son pantalon noir ne se distinguant qu’à moitié dans la brume du matin. C’était onirique et vraiment beau. Et j’aime toujours les scènes brumeuses, oniriques et poétiques« .

Toute la philosophie du peintre en quelques phrases pas écrites pour notre tableau mais un excellent condensé de la sensibilité de l’artiste.

Tout est classique dans notre tableau: ses dimensions (64,5 X 50,5 cm), sa signature, sa datation son cachet, sa libelle calligraphie. Nguyen Phan Chanh est fidèle à son style fait de masses fortes, rondes, tels le chapeau de la vendeuse ou son énorme panier, sans décoration superflue, dans un style proche des gravures sur bois vietnamiennes traditionnelles et populaires. Utilisant une palette de couleurs brunes discrètes, avec des traits d’encre soulignant élégamment les couvre-chefs et les pantalons de ses personnages, l’artiste crée une géométrie subtile de triangles et de cercles, une harmonie de couleurs, un ensemble de lignes et de lavis.

L’ensemble pictural se rapproche du spectateur : l’artiste, et c’est inusuel dans son œuvre, « sature » sa composition, les deux personnages, visage invisible pour l’un, anodin pour l’autre, semblant imposer leur présence.

Le pied visible du tabouret et la fraction du don gahn (utilisé pour porter les lourds sacs de riz) enserrent verticalement et horizontalement les personnages. Le subtil camaïeu de fond définit l’espace où se disposent les personnages. Nguyen Phan Chanh nous offre aussi une calligraphie élégante, comme toujours. Il veille au montage de la peinture dans le cadre avec un rectangle en haut plus grand que celui du bas.

Après 1933, il retourne dans sa province natale sans pour autant négliger la promotion de son œuvre, choisissant d’exposer à la Banque Immobilière de Hanoi mais aussi à la SADEAI (Société Annamite d’encouragement à l’art et à l’industrie). 

En 1945, Il devient membre exécutif de « l’Association pour le salut de la culture nationale » de la province de Ha Tinh où il prend fait et cause pour la lutte pour l’indépendance. 

Au cours des années 1946-1956 il peint des affiches de propagande et de campagne, très éloignées de ses peintures sur soie classiques et intemporelles. 

À sa mort en 1984 à Hanoï, sa contribution au patrimoine artistique du Viêt Nam lui vaut la plus haute distinction posthume de la République socialiste du Viêt Nam : le prix Ho Chi Minh en littérature et en art.

Jean-François Hubert