Bui Xuan Phai, 1971, le « Portrait de Tran Quy Trinh » ou la victoire de Tran Dan sur To Huu

4 avril 2022 Non Par Jean-François Hubert

Beaucoup a déjà été écrit sur Bui Xuan Phai (1920-1988). Pas l’essentiel tant le lieu et l’époque subissent une censure. 

Une naissance à Hanoi dans une famille de lettrés. 

Bui Xuan Phai – Portrait de Tran Quy Trinh

Une réussite au concours d’entrée de l’École des Beaux-Arts d’Indochine en 1941 dans la 15ème promotion avec, notamment, Nguyen Tu Nghiem. Un an après Nguyen Sang et Diep Minh Chau. Bui Xuan Phai ne peut valider les cinq années nécessaires à l’obtention du diplôme, l’École étant fermée après le coup de force japonais du 9 mars 1945. 

Un départ «au maquis « fin 1946 et un retour à Hanoi en 1952. 

Ses biographes officiels (communistes ou inféodés) évoquent comme cause de retour une « tuberculose » …

En fait Bui Xuan Phai fuit, ce que bon nombre des intellectuels et artistes du maquis dénonceront plus tard : la nouvelle donne idéologique, élaborée par Mao Zedong à Yan’an (Chine) en 1942 et adoptée par le Vietminh. Dès 1950 le chinois Luo Gui-Bo à la tête d’une mission de conseillers politiques introduit dans les zones controlées par le Vietminh les « purges » de groupe et les « autocritiques».

Le « chen feng » maoïste devient le « chinh huan » (réforme-instruction) Vietminh. Les artistes, plus encore, doivent impérativement élaborer (on n’ose écrire « créer ») des « personnages-types », essentiellement des paysans et des ouvriers « héroïques » combattant le « colonialisme français », ses « fantoches » et la « classe féodale des propriétaires fonciers ».

Au-delà d’une propagande – compréhensible – c’est une adhésion mentale faite du rejet de lui-même qui est exigée de l’artiste véritable.

Ce dogmatisme, importé, ne date pas de la fin des années 1940. 

Michel Aucouturier nous en donne un rigoureux condensé historique dans « Le Réalisme Socialiste » (Paris, 1998), identifiant les rapports entre l’idéologie communiste et l’art, extrêmement complexes, d’autant plus que beaucoup de mouvements artistiques sont venus se greffer sur celle-ci. Contentons nous d’évoquer le « Proletkult » et Vladimir Kirilov (1890-1937) qui proclame en 1917:

« Au nom de notre avenir, nous brûlerons Raphaël, nous détruirons les musées et nous piétinerons les fleurs de l’art » 

Et de nous référer au futurisme de Maiakovski (1893-1930) qui, en 1918, écrit:

« Les rues sont nos pinceaux, 
les places nos palettes
 »  

« Rouge, art et utopie au pays des Soviets », sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov (Paris 2019), nous offre, en outre, une passionnante compréhension critique illustrée du sujet.

Le « formalisme bourgeois » et l’esthétique du prolétariat monopolistique sont des concepts datés et importés dans le maquis du Nord-Vietnam. Il fallait alors le courage et le talent d’un Tô Ngoc Van pour, dans un article daté du 1er juillet 1947, opposer l’art et la propagande et (ré)affirmer que le premier a une valeur éternelle, la seconde un intérêt momentané.

En 1949, toujours Tô Ngoc Van dans un autre article (« Faut-il ou ne faut-il pas étudier ? ») dénie aux masses la faculté de critiquer les artistes car celles-ci n’ont pas la qualification nécessaire, faute d’étude(s)… Nguyen Dinh Thi (1924-2003) le contrera dans un grand débat dans le Viet Bac – les 25-28 septembre 1949 – et la ligne dure, exclusive, dogmatique l’emportera sous la bannière de To Huu (1920-2002).

Pour mieux comprendre la mentalité imposée par To Huu qui jusqu’à sa mort sera le « poète officiel » du Vietnam communiste lisons un extrait d’une de ses poésies des années 1950 :

« Vive Hô Chi Minh
Le phare du prolétariat

Vive Staline,
Le grand arbre éternel
Abritant la paix sous son ombre !
Tuez, tuez encore que la main ne s’arrête pas une minute
Pour que rizières et terres produisent du riz en abondance,
Pour que les impôts soient recouvrés rapidement
Pour que le Parti dure, ensemble marchons du même coeur
Adorons le président Mao,
Rendons un culte éternel à Staline
 » 

Cette mentalité, cet activisme, ne sont pas du goût de Bui Xuan Phai. Mais le peintre, comme beaucoup, élude plus qu’il ne combat. S’opposer est une toute autre posture. Que Tran Dan (1926-1997) endossera. 

Qui était Tran Dan et pourquoi le relier à notre tableau ? 

Celui qui nous en parle le mieux c’est Ngô Van dans « Le Joueur de Flûte et l’Oncle Hô. Vietnam 1945-2005« .

De son adhésion au Parti en 1949 jusqu’à Dien Bien Phu, Tran Dan reste dans la norme du maquis. L’énergie requise pour l’effort de guerre lisse les opinions. Mais, la victoire obtenue, Tran Dan, dès 1955, lui même inspiré par le contestaire chinois Hu Feng (1902-1985) qui, lui, œuvre en Chine, « réclame la liberté totale de la création artistique, la suppression du système de contrôle politique dans les groupes d’activité littéraire de l’armée. Il demande à être démobilisé et à quitter le Parti » (Ngô Van, p 96).

Plus tôt il avait en quelques mots condensé son programme:

« Je voudrais être une comète qui d’un choc terrible sur la terre rougit le ciel immense de la vie et de l’art ». 

On conçoit la différence de sensibilité avec le « projet » de To Huu…

La réponse ? Il est condamné à 3 mois (13 juin – 14 septembre 1955) de prison – et autocritique permanente – puis à l’errance, car exclu de tout, avec sa compagne catholique (donc suspecte).

Pourtant il n’est pas seul. 

L’orthodoxie maoïste chinoise importée est bientôt contestée par tout un courant d’abord issu de l’armée puis relayé par un nombre croissant d’intellectuels. Au printemps 1956, Tran Dan participe à l’ouvrage collectif « Gia Pham 1956 » (Les Belles Œuvres 1956) avec son poème « Nous vaincrons ». L’ouvrage est saisi, Tran Dan « vilipendé par l’« Union (sic) des écrivains de Hanoi » et condamné à nouveau à 3 mois de prison.

Il y tentera de se trancher la gorge.

Dessin par Bui Xuan Phai avec Tran Quy Thinh.
Dessin par Bui Xuan Phai avec Tran Quy Thinh.

Le 20 septembre, le premier numéro de « Nhân van » (Humanisme) paraît (5 suivront jusqu’au 20 novembre 1956). Nguyen Sang y inclut un puissant portrait de Tran Dan y figurant la cicatrice sur son cou, séquelle visible de sa tentative de suicide en prison. Hoàng Câm y publie « En avant vers la révision du procès littéraire contre Tran Dan ». D’autres, juristes notamment, réclament les libertés de presse, de réunion, de voyage…

La réforme agraire et le système « hô khâu »(foyers et bouches) sont dénoncés.

La répression sera rapide, efficace, intégrale: publications saisies et interdites. Tous les acteurs de la contestation seront qualifiés de « traitres », « saboteurs », « réactionnaires », jetés en prison, rééduqués, déportés, annihilés socialement ainsi que leurs familles. Ngo Vân (pp 101-103) nous en livre le récit tragique.

En 1955, l’École des Beaux-Arts d’Hanoi avait rouvert et Bui Xuan Phai nommé professeur. Mais proche du mouvement du mouvement contestataire, il est congédié de l’École en octobre 1956 après avoir été contraint de faire son « autocritique » et voit ses oeuvres interdites de publication.

Le système l’a exclu, lui aussi. Pauvreté et errance suivent.

Il rompt l’enfermement en peignant ou dessinant inlassablement sur tous les supports que l’extrême pénurie du moment lui laisse. Hanoi est son thème. D’une ville qui se décompose il fait une ode. Ce sont ses « Pho-Phai » (les rues de Phai) qui le rendront célèbre plus tard. Y règnent le gris des murs, des toits, du bitume mais aussi cette crasse odorante qui colle à la ville. Depuis le déclenchement de l’opération « Rolling Thunder » en mars 1965, les bombardements de l’aviation américaine accablent le nord-vietnam. Le 29 juin 1966 les entrepôts d’essence de Gia-Lâm sont détruits. Des pilotes américains abattus sont exhibés. Les bombardements vont s’intensifier. En août 1967 des centaines de morts en témoignent tragiquement. C’est une ville meurtrie, outragée, contrainte au « so tàn » (évacuation) pourvoyeur de dislocation affective et sociale. La défense aérienne et les abris anti-aériens « habillent » la ville.

En cette année 1971, les familles ont été envoyées à la campagne depuis 1965 dans la crainte des bombardements américains. Les devantures fermées et les rues vides sont la triste norme d’une ville-fantôme. 

Seuls quelques très rares cafés comme le « Thuy-Hu » (Au bord de l’eau), restent les lieux de rencontre des « excentriques » comme Bui Xuan Phai et Nguyen Sang, parmi d’autres.

L’œuvre, très certainement le plus puissant portrait jamais exécuté par l’artiste, fut peinte (communication personnelle en 1994 de Tham Thi Don Thu) au propre domicile (depuis 1964) de Bui Xuan Phai, 87 rue Thuoc Bac (« Remède du nord » ie « médicaments ») à Hanoi où Thinh posa.

Tran Quy Thinh: Émacié (qui ne l’est pas à Hanoi en 1971?), voûté, le cou penché en avant, les mains, puissantes, jointes, la gauche reposant sur la droite enserrant elle-même un livre. Une cigarette éteinte, figée entre deux doigts. Le regard lointain, désabusé, de cet homme aux vêtements trop amples dispense pourtant encore cette force sèche et retenue que l’hanoïen garde encore aujourd’hui. Que l’on compare l’expression de Thinh sur la toile avec celle du dessin (malheureusement nous en avons pas la date) où Bui Xuan Phai a figuré les deux hommes conversant…

Portrait de Tran Dan. 
Dessin à la plume de Nguyen Sang (Nhan Van N°1, 20 septembre 1956)

Bui Xuan Phai traite ici son sujet en alliant camaïeux de vert et de brun à grands coups de pinceaux. Le brun des cheveux, de la chemise et ses boutons, du livre et du pantalon forment une ligne centrale, verticale. Le fond uniforme, vert, neutre, tente d’aspirer le modèle vêtu d’une vareuse du même ton. La grande taille (78,5 X 56 cm) de l’huile sur toile est exceptionnelle dans l’oeuvre du peintre. Comme l’est le matériau tant la pénurie règne toujours à Hanoi à l’époque.

Une ville désertée, un peintre harassé, un tableau majestueux. Mais qui est le modèle ? 

Né à Hanoi en 1932, Tran Quy Trinh (mort en 1986) intègre l’École Louis Lumière, la prestigieuse école de cinéma française, à Paris en 1957. Il y découvrira, la « Rive Gauche » où il vivra et les joies et les interrogations continuelles de la « Ville-Lumière ». De retour au Vietnam, il devient caméraman puis réalisateur de documentaires scientifiques et de films-documentaires (« Impressions du printemps » ; « Les femmes dans la peinture vietnamienne »; « La vie du riz » ; le professeur Tôn That Tung (1912-1982), spécialiste de la chirurgie du foie et du pancréas. Son dernier film dénonçant les méfaits de l’agent orange fut primé à Leipzig.

Thinh était membre de cette classe aisée qui ne partit pas dans le sud après les Accords de Genève de 1954, à l’image de son beau-père le maire d’Hanoi Tham Hoang Tin. Tous sont des partisans affirmés du nouveau régime qui s’installe. Ce qu’ils ne comprendront que bien plus tard est que leur origine bourgeoise est une tare insurmontable pour l’idéologie communiste. Leur élimination sociale succède à une marginalisation plus ou moins rapide mais idéologiquement programmée. Plus tard un départ pour la France leur sera fortement « conseillé » par les autorités locales… C’est une génération engoncée dans ses certitudes naives, hagarde du temps perdu mais complice par sa passivité teintée de couardise d’un Parti Communiste qui ne fait qu’appliquer son programme.

Cet état d’esprit pour le moins ambigu, je l’ai mieux appréhendé grâce aux nombreuses et incessantes conversations que j’ai eues depuis les années 1990 avec des acteurs directs de ce qu’il faut appeler un drame : Tham Thi Don Thu – l’épouse de Thinh – et Tham Vo Hoang son frère. Leurs proches (comme leur beau-frère le professeur Lê Thanh Khoi), installés depuis longtemps en France m’ont donné bon nombre de précisions. J’ai complété le récit dès le début des années 2000 avec Xuan Phuong, un témoin appréciable.

D’autres m’ont parlé sous couvert d’anonymat. Au 4 rue du Docteur Gosselin à Cachan, chez Tham Thi Don Thu, au 30 rue Henri Barbusse à Villejuif, puis au 20 avenue d’Ivry à Paris, chez Tham Vo Hoang, j’ai aussi vu la gêne matérielle et la misère mentale. Autant la première leur importait peu autant la seconde se nourrissait d’une certaine culpabilité notamment vis à vis de leurs propres enfants catalogués d’origine bourgeoise donc discriminés. Des récits facilement accessibles, renseignent bien sur la période: celui de Xuang Phuong (« Ao Dai du couvent des oiseaux à la jungle du Vietminh » Paris 2001).Celui du plus que sulfureux Georges Boudarel (« Cent fleurs écloses dans la nuit du Vietnam, communisme et dissidence 1954-1956 »). Philippe Papin, lui, précise des éléments intéressants dans son « Histoire de Hanoi ». Très incisif et courageux, Ngô Van, « Le joueur de flûte et l’Oncle Hô », nous livre un récit concis et percutant parce qu’engagé.

Avec Xuan Phuong, Paris, 29 septembre 2014

Bui Xuan Phai adorait ce portrait et demanda à Tham Thi Don Thu, la veuve du modèle, de le lui prêter pour son exposition d’Hanoi en 1988. Le peintre le revit une fois lors de l’inauguration mais son cancer du poumon l’empêcha de revenir. 

Bui Xuan Phai, Tran Quy Thinh, Tran Dan, To Huu. Quatre destins mais pas quatre épopées.

  • To Huu meurt en 2002.
  • En 2007, le prix d’État pour l’art et la littérature sera décerné à Tran Dan, pathétique tentative de réhabilitation… 10 ans après sa mort…
  • Bui Xuan Phai et son modèle nous offrent ce portrait qui est le miroir tragique de l’objet qui peint son sujet. Il témoigne de la négation de l’humain dans le système communiste qui termine dans une tragique bouffonnerie.

Mais, et cela est réconfortant, dans cette ode à deux vies il y a le sourire malicieux de Tran Dan qui nous ravit tandis que l’oubli irrémédiable de To Huu nous rassure.

Jean-François Hubert