Nguyen Gia Tri, « Trois Femmes », 1934, ou l’austérité solennelle du manifeste

28 mai 2025 Non Par Jean-François Hubert

Une huile sur toile de grande dimension (116 X 90 cm), d’une beauté unique, un manifeste de l’histoire picturale vietnamienne.

Une icône.

Signée et datée en bas à droite. Signée à nouveau d’un imposant « TRI », au dos.

Un historique particulièrement bien documenté : exposée à la SADEAI (Société Annamite d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie) en 1935 à Hanoi sous un titre « La visite » que Nguyen Gia Tri et Le Pho modifieront de concert plus tard, elle fut offerte au second par le premier.

C’est fixée sur une planche et posée contre un mur dans l’atelier de Le Pho, en haut de son appartement du 235 bis de la rue de Vaugirard à Paris que je la découvris et l’acquis en 2000. Le Pho l’accompagnera d’un certificat de sa main (« ce tableau est bien de Nguyen Gia Tri ») en date du 10 juillet 2000.

Mon ami Jean Volang, en hommage à Gia Tri, son ami de toujours, son frère de combat, avec qui il séjourna plusieurs années à Hong Kong, tous deux ardents militants nationalistes, loin des fourches communistes, décida d’offrir à l’œuvre un châssis et un cadre. Et nous voilà partis chez Marin, l’encadreur d’Arcueil, où Jean avait ses habitudes, dans la toute proche banlieue sud de Paris. Je demandai à Jean de laisser son paraphe sur le châssis. Je le vois encore avec son sourire coquin inscrire soigneusement : « Je soussigné, Jean Volang, artiste peintre, 167, rue de Vaugirard 75015 Paris certifie que ce tableau est bien de la main de mon ami Nguyen Gia Tri. Paris, le 21 juin 2000, Jean Volang ».

Les connaisseurs de Paris identifieront avec humour la voie royale de la peinture vietnamienne que fut la rue de Vaugirard et ses 82, 167 et 235 bis.

Le tableau fut ensuite une des œuvres-phares de la grande exposition du Musée Royal de Mariemont en 2002 « La Fleur du pêcher et l’oiseau d’azur », consacrée aux Arts du Vietnam, dont je fus le commissaire d’exposition. Ce fut l’occasion d’une sérieuse analyse technique de l’œuvre par Céline Talon (cf le catalogue pp 156-159). Nous y reviendrons plus loin.

Acquise plus tard par mon ami le collectionneur Philippe Damas, elle fut un des fleurons de la vente de sa collection chez Christie’s à Hong Kong le 29 mars 2025. J’eus l’honneur et le plaisir d’y voir les meilleurs collectionneurs se figer, séduits, devant elle, pendant l’exposition, au sein de la Tour Henderson, les jours précédant la vente. Cela fait partie des souvenirs bienveillants d’une vie, dont on est toujours fier de se remémorer. La voir atteindre plus de deux millions de dollars US après un enthousiaste combat d’enchérisseurs vietnamiens me confirmait la certitude d’une cause et le succès des combats menés.

« Trois Femmes » exprime l’austérité d’un combat.

Une austérité solennelle que seuls le pinceau et la toile pouvaient exprimer car ni la gouache et encre sur soie – que ne pratiquait pas Gia Tri – ni la laque, sa vocation d’une vie, n’auraient permis cette exécution tourmentée en masses colorées et couches très épaisses.

L’analyse technique effectuée à Mariemont nous indique que :

« La toile, qui ne semble pas être de lin pur mais plutôt d’un mélange de fibres de lin et de coton, est très fine et son tissage est fort lâche. Ces toiles, dites « mixtes », sont moins chères que le lin seul mais aussi beaucoup plus fragiles et préjudiciables à la couche picturale dans le temps. En effet, les fibres de coton ont la particularité de se détendre si on les humidifie et se retendent en séchant. Les fibres de lin, elles, ont un mouvement inverse : elles se tendent au contact de l’humidité. Les deux types de fibres se contredisant ainsi dans leurs mouvements respectifs, la couche picturale est soumise à un cisaillement de la part de son support. Un problème supplémentaire est le peu de corps de cette toile et sa grande finesse qui ne lui permettent pas de soutenir le poids de la couche picturale appliquée avec beaucoup d’épaisseur par endroits.

De plus, nous pouvons remarquer que le revers de la toile est enduit d’une préparation rouge brique assez mate et fort épaisse. Cette préparation nous apprend plusieurs choses : en premier lieu, puisqu’elle s’étend jusqu’à l’extrémité des bords de tension, on peut se douter qu’il s’agissait d’une toile d’un format plus grand, préparée d’une sous-couche rouge, que l’artiste a ensuite « recyclée ». Il a réduit le format et a préparé l’autre face d’une couleur plus adaptée à la nouvelle composition (en effet, la préparation des Trois Femmes est blanc cassé). Cette volonté de recyclage ajoutée au « choix » d’une toile de seconde qualité nous incite à penser que l’artiste avait quelques difficultés à payer un meilleur matériel […] on ne peut attribuer cette différence à une carence en fournitures artistiques mais bien à des impératifs financiers personnels ».

et :

« Si nous comparons à présent la technique picturale de Nguyễn Gia Trí à celle de Joseph Inguimberty, on peut remarquer quelques similitudes telles que les couches très épaisses, le travail par masses colorées, les attitudes de personnages… Mais il semble que Nguyễn Gia Trí ait une exécution beaucoup plus tourmentée et impulsive qu’Inguimberty. II ne s’agit plus de l’application quasi systématique d’un système pictural (ton de fond, ombres, lumières) mais bien plutôt d’un artiste qui vient et revient sur son œuvre, jamais satisfait du résultat. Le plus étonnant, c’est que si l’on a ce sentiment de reprises et d’indécision lorsqu’on regarde un détail du tableau, l’ensemble, lui, est statique, intemporel et équilibré. Remarquons également que la palette de couleurs est beaucoup plus restreinte et que l’opposition régulière des tons chauds et froids n’est plus du tout une préoccupation ».

L’analyse technique le confirme : c’est un Gia Tri sans grands moyens matériels mais volontaire qui peint cette toile.

Où entre le blanc des mains, des visages, d’un pied, de deux des robes et le noir des cheveux, des coiffes et d’une robe, de fragments d’une boîte ronde et d’un poteau, s’insère un fond gris et un centre vert. La représentation est construite en un double triangle : le premier, constitué des 3 têtes des femmes, le second par les deux têtes des femmes en haut et les chaussures de la femme à gauche.

Saturant la scène de leur présence les trois femmes symbolisent, mais aussi allusionnent. En effet, de gauche à droite, il nous faut voir le Tonkin, volontaire et posé, l’Annam, austère et attentif et la Cochinchine, immature et imprévisible tels que les conçoit à l’époque, notre Gia Tri, le très impliqué militant nationaliste tonkinois (né à Ha Tay…) qui milite avec courage et passion pour la réunification des trois (scindées par l’administration coloniale française) et l’indépendance du tout.

Chez les trois, pas de sourire sur les visages, de pose séductrice, d’ao dai moderne ou de coiffes nouvelles, aucun bijou ou parure. Rien de ce que l’on trouve chez bon nombre des artistes contemporains.

Trois femmes, trois attitudes : un groupe proche mais pas uni.

La « femme-Tonkin » est pensive, ne regarde pas les deux autres. Les épaules avancées, elle mène la scène. Pendant que sa main gauche s’appuie sur la banquette, sa main droite semble prête à soutenir une conversation. Déchaussée, elle fait fi de toute formalité.

La femme-Annam semble attentive, interrogative, calme, sereine ou contenue, une main alanguie sur le genou, l’autre posée sur une boîte ronde… décorative.

L’adolescente-Cochinchine ne semble pas participer à l’échange n’y même s’intéresser à la conversation. Collée à la femme-Annam, ellle se contente de tresser ses cheveux.

Le meuble (lit, banc, banquette ?) – plus socle que support – une boîte ronde et une colonne à droite (les deux derniers partiellement représentés) encadrent le trio de femmes au premier plan alors qu’au fond, autre message, un horizon diffus centre la scène qu’un grand ciel, certes sombre, aère.

On identifie bien les préférences morales et les affinités culturelles, parfois injustes, de Gia Tri le militant nationaliste tonkinois : le Tonkin, fier de de lui et dominateur, la Cochinchine infantilisée qu’il considère comme immature pour sa lutte. Elle, la « colonie » des Français, soumise et inféodée. L’Annam infatué de lui-même et son hiératisme mental. Seul compte le Tonkin, le lieu-fondateur de la mère-patrie, où tout a commencé historiquement et d’où est parti le Nam tiến.

En cette année 1934, Nguyễn Gia Trí exprime, ici, ce qui sera le combat sans cesse de toute une vie faisant de « Trois femmes », un manifeste pictural majeur de l’histoire du Vietnam.

Ce manifeste fut-il identifié à la SADEAI en 1935, sous la banalité (voulue ?) de son titre à l’époque ?

Si oui, y-a-t-on déchiffré les subtilités du nationalisme Vietnamien contemporain ? L’artiste-militant est-il alors plus tendance « VNQDD » (Việt-nam Quốc-dân Đảng), fondé en 1927 que tendance Tự lực văn đoàn (Groupe littéraire autonome) dont il fut un des fondateurs en 1933.

Nationalisme révolutionnaire ou affirmation d’une identité nouvelle ?

La grandeur de l’art est de ne jamais mendier la vérité. Particulièrement au Vietnam en 1934.

Jean-François Hubert