Nguyen Gia Tri, 1970, « Ombres et lumières sur la Moyenne Région », ou la « fadeur », suprême clarté de l’âme.
« Ombres et lumières sur la Moyenne Région » est une laque (44 X 61cm) époustouflante de Nguyen Gia Tri.
Exécutée en 1970, elle est le témoin essentiel d’un contexte historique précis, l’expression brillante du talent d’un artiste au fait de sa maturité, la manifestation subtile d’un sentiment indicible.
Elle fait date dans la production du peintre.
Le témoin essentiel d’un contexte historique précis
En 1970, installé à Saigon, Nguyen Gia Tri a quitté son nord natal – il y est né, à Hadong, en 1908 – depuis 1953. Très jeune, il a milité activement au Việt Nam Quốc Dân Đảng, le parti nationaliste révolutionnaire fondé le 25 décembre 1927, et a participé pleinement au Tự Lực văn đoàn, le mouvement d’émancipation sociale et culturel qui débute en 1932. Il est ainsi, outre un artiste, un analyste attentif de la situation politique de son temps et en cette année 1970, le tourmente la gravité du moment.
L’offensive du Têt, deux ans plus tôt a montré la fragilité de la situation du Sud et la lente érosion de ses capacités militaires. Lui qui a déjà connu l’exil à Hong Kong puis un départ forcé du nord comprend qu’il ne reverra sûrement jamais la Moyenne Région de son Tonkin natal. Il a 62 ans, toute une vie de combat artistique et politique et sait qu’on peut priver un homme de tout sauf de sa nostalgie.
La nostalgie, « ce manque du passé en tant qu’il fut » (André Comte-Sponville) structure notre laque. Il n’y a, ici, pas de regret, car le souvenir est toujours présent, pas de gratitude, non plus, car le manque est là. Et plus d’espérance…
Le meilleur laqueur de sa génération, pour sublimer sa nostalgie, nous offre ainsi une de ses compositions les plus abouties.
L’expression brillante du talent d’un artiste au fait de sa maturité
Notre œuvre dépasse la majestuosité parfois un peu trop décorative des œuvres antérieures classiques de l’artiste et sursoit à ses compositions postérieures souvent un peu monotones parce que trop mécaniques.
Deux choix caractérisent particulièrement l’œuvre : celui de tons pâles et celui d’une description semi-abstraite.
Des tons volontairement pâles.
Trois œuvres, bien documentées, vendues par Christie’s Hong Kong, « La Perfection ou Femmes et Jardins du Vietnam« réalisée de 1956 à 1959, « Les Élégantes« peinte en 1968, et « Nostalgie du Haut Tonkin« également exécutée en 1968, fortes en couleurs, infirment la légende d’un manque de « couleur » dans le sud suite à la partition de 1954. La laque de Phu To devenue quasi-inaccessible aurait obligé Nguyen Gia Tri – dans quelques compositions – a utiliser ces tons plus ternes que d’habitude.
Il n’en est rien. Certes, très tôt, notamment au sein de l’École de Gia Dinh (fondée en 1913) les différences entre la laque du Nord, de Phu To, et celle dite de Phnom Penh, du Cambodge voisin sont identifiées. Par exemple, la seconde sèche plus rapidement et s’applique plus facilement avec des pigments plus profonds, plus riches et plus foncés. Certes aussi, jusque là, le blocus de la frontière entre le Viêt Nam et le Cambodge a empêché les importations et a entraîné une hausse des prix de la laque qui ont atteint des sommets. Des différences, une cherté qui ont même conduit à l’élaboration, dans les années 60 d’une peinture à base de laque baptisée « peinture artificielle » offrant toutes les couleurs de la peinture à l’huile, facile à appliquer et économique avec des pigments rapides et durables. Mais tout ceci ne concerne pas notre peintre.
Une description semi-abstraite.
Dans son tableau, l’artiste s’exprime en fines touches de pinceau. Il nous oblige à dessiller nos yeux et à saisir la perspective de sa représentation.
En périphérie, comme une atmosphère, le beige clair du ciel et l’évocation de sommets lointains qui appellent la Haute Région.
Au centre, un rectangle massif avec comme tons dominants le gris, la rouille et l’ocre où le bleu-vert, le marron, le gris le rose, le vert et le blanc viennent se mêler et s’emmêler. En marron, plus figuratifs, des contreforts sur lequel s’esquissent un « pain de sucre » et d’autres sommets, plus proches, en rouge plus foncé. Une habitation au toit doré.
En bas des rizières alignées.
Au milieu et en haut, des nuages que percent les rayons du soleil. Et comme une atmosphère de pluie imminente, si typique de la région.
Des tons volontairement doux et une dilution-diffusion de la représentation comme une diffraction au prisme de la mémoire. La mémoire…
La manifestation subtile d’un sentiment indicible.
« Quand les diverses saveurs, cessant de s’opposer les unes aux autres, restent dans la plénitude: le mérite de la fadeur est de nous faire accéder à ce fond indifférencié des choses » écrit le philosophe François Jullien dans son Éloge de la Fadeur (Paris 1991, p.19). Traduit en vietnamien (Nhà Xuât Ban, Dà Nang, 2003) et en anglais (Zone Books, New-York, 2004).
C’est ce « fond indifférencié des choses » que nous offre ici Nguyen Gia Tri s’inscrivant dans la tradition de Ni Zan (1301-1374), parmi d’autres.
En incarnant la définition que donne Shitao (1642-1707) de l’attitude idéale du peintre paysagiste : « Sur la surface limitée d’une peinture, il ordonne le Ciel et la Terre, les monts, les fleuves et l’infinité des créatures, et tout cela d’un cœur détaché et comme dans le néant. »
C’est un état de conscience particulier qui est nécessaire ici. Doivent s’y rejoindre dans une dialectique subtile tout ce qui pourrait se référer à la liberté, au détachement, à la sobriété et au dépouillement. Ni Zan usait de cette encre « pâle-insipide » propre aux saveurs secrètes de la création lettrée. Nguyen Gia Tri use de ses couleurs pâles pour construire ce vide animé où tout est offert alors que tout semble caché.
Magie du langage de la peinture qui permet de formuler ce qu’on ne peut énoncer.
Nguyen Gia Tri, et c’est là toute la somptuosité de son œuvre, nous offre son souvenir du Nord comme la page essentielle non pas relue mais arrachée du livre de sa vie.
Comme un exil intérieur.
La fadeur voulue par Nguyen Gia Tri exprime la plus extrême saveur contenue, celle de sa terre perdue et transcendée. Une terre qu’on ne lui volera jamais plus.
Oui, la fadeur, cette suprême clarté de l’âme.
Jean-François Hubert
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