Le Pho « La Toilette de l’enfant » ; ou « le silence déraisonnable du monde »

11 novembre 2021 Non Par Jean-François Hubert

Deux enfants et très certainement leur mère même si rien ne le prouve.

Un groupe, central, la femme et un des enfants. Au fond, à droite, l’autre enfant. 

Toutes les caractéristiques picturales du Le Pho de la fin des années 30 sont réunies ici : la signature avec le cachet moins gros qu’auparavant, en bas à gauche ; la parfaite maîtrise de la technique de la gouache et de l’encre sur soie collée sur papier, que le peintre affine année après année depuis qu’il a délaissé l’huile sur toile (qu’il ne reprendra sérieusement que 25 ans plus tard lorsqu’il signera avec la galerie Wally Findlay en 1963); l’élégante et très belle tonkinoise en ao dai, ici avec une tunique verte et un pantalon bleu ; les enfants en pleine santé à la houppe de cheveux classique – qui dans les temps anciens avait vocation à protéger le sinciput de l’enfant – et conquérante; les très beaux visages des trois personnages que le peintre soigne particulièrement.

Plus tard son style évoluera vers un effacement progressif de ceux-ci ; l’esprit des écharpes, comme une ponctuation : le linge bleu, posé sur la table à gauche, mais aussi le drap blanc autour du corps du premier enfant et l’ao dai qui se répand sous la table ; l’ameublement bourgeois tonkinois avec la table basse laquée orange, au premier plan, sur laquelle reposent outre la lingette une boite à talc et son couvercle posé à son côté, les deux sur la lingette. Le Pho affectionne, à cette époque de représenter un bol, un vase, une boîte, simplement posés sur une table ; le fond avec ce qui pourrait être une tenture, ou un tronc d’arbre à gauche car le groupe est probablement sur une véranda, ce que pourrait corroborer le foisonnement, en buisson, du camélia au le fond.  

Les personnages sont de biais – pas de profil – posture que leur donnera le plus souvent Le Pho dans toute son œuvre : un personnage de Le Pho se montre mais ne s’exhibe pas.

Le choix des couleurs témoigne aussi de cette fin des années 30. Le peintre n’éclaircira sa palette, suivant les conseils de Matisse, qu’après sa rencontre avec celui-ci en 1943. Mais, déjà, ici, ensemble, le bleu du pantalon de la dame et l’orange de la chemise de l’enfant à droite  annoncent cette évolution alors que vert de la tunique et le noir des coiffures sont des classiques chez Le Pho.

Les fleurs sont, ici, des Camelias amplexicaulis (Hoa Hải Đường) qui fleurissent de la fin de l’automne au tout début du printemps dans le nord du Vietnam. Le Pho témoigne dans toute son œuvre de sa science et de  son amour des fleurs. Ses ”bouquets” – toujours  peints à partir de ”fleurs justes coupées” me répétait-il chaque fois que nous regardions – et que je contemplais -, ensemble, un de ceux-ci qu’il avait la gentillesse de me commenter – en témoignent à l’envi. Le Pho privilégie ici ces Camélias, identifiés non loin d’Hanoi, dans le Tam Dao en 1910 et malheureusement introuvables à l’état sauvage depuis 2018.

Un ballet de mains en quadrilatère structure la composition.

L’enfant à gauche qui est le sujet central de l’œuvre comme le prouve le titre écrit de la main même de l’artiste au dos, caresse, de sa main gauche, sa houppe de cheveu, dénaturant la tradition comme s’il la savait inefficace. Sa main droite qui saisit sa mère, le rassure.

Celle-ci, de sa main gauche, tient l’enfant  par un pied tandis que dans sa main droite figure la houppette destinée à talquer l’enfant. Attention et certitude maternelles. La boîte à talc, couvercle posé à côté, témoigne de l’immanence du monde : tout est dans tout et cette boîte est aussi importante que les protagonistes déjà identifiés.

Frivolité ? Jamais chez Le Pho. Chez lui, tout est allégorie.

Et cette pensée figurative, Le Pho nous l’offre avec sa subtilité habituelle. Déjà un indice : Le Pho a retenu la leçon de la Renaissance italienne: il a vu que ses homologues peintres identifiaient selon la tradition antique romaine la direction à droite comme auspicieuse, celle à gauche comme négative. Mais attention, c’est le sujet qui donne le sens et ici c’est l’enfant qui regarde vers la droite. La mère regarde, elle, vers l’enfant. Celui au fond – dont on remarquera que Le Pho ne figure qu’une main diaphane – regarde vers la droite. Le sens auspicieux est donc pour l’enfant de gauche qui, lui, regarde à droite mais au prisme de sa mère…

Comprenons mieux : ”La toilette de l’enfant” est une scène du Vietnam, mais peinte à Paris où s’est définitivement installé Le Pho en 1937, avec sa volonté de conquérir l’Ouest. Comme la majorité des œuvres du peintre, elle est teintée du souvenir du pays natal et porte le sceau d’une nostalgie. Mais d’une nostalgie conquérante. De celles qui vous poussent à interroger ce qu’Albert Camus, son contemporain, nomme dans “Le Mythe de Sisyphe” (1942) « le silence déraisonnable du monde« .

Le Pho nous le souffle : l’enfant à la toilette, à gauche, c’est lui quand il peint ce tableau magnifique. Au fond, à droite, le second enfant, c’est lui, au passé, qu’il quitte. Et cette femme-mère, attentionnée, c’est le Vietnam qui l’apprête pour l’Occident.

Oui, en cette fin des années 30, Le Pho, dans cette œuvre magnifique nous convie à sa vie à venir : le couvercle ne sera plus jamais reposé sur la boîte à talc.

Jean-François Hubert