La collection Philippe Damas, ou le bonheur d’être soi
Les 51 tableaux réunis en plus de 25 ans par Philippe Damas ont été peints sur près d’un siècle par 32 artistes (15 vietnamiens et 17 français) dont 3 femmes.
Ils illustrent la rare subtilité de thèmes de la peinture vietnamienne. Celle-ci s’est construite sur un effet-miroir Orient-Occident mais aussi à partir d’une profonde interrogation nationale. Elle inclut des œuvres peintes au Vietnam par des Français et d’autre part des Vietnamiens en France.
La collection Philippe Damas illustre magnifiquement et exhaustivement les quatre dynamiques insuffler par les artistes qui l’ont structurée historiquement.
Un choix, celui de l’altérité, et une capacité, celle du partage, fondent les deux premières dynamiques.
L’attachement à la terre natale et le choix de la/sa patrie soutiennent les deux autres.
Le choix de l’autre et de l’ailleurs et la capacité d’admirer et de partager
Le choix d’un lointain à interroger a nourri les peintres voyageurs, remarquablement représentés dans la collection, de Gaston Roullet, présent au Vietnam dès 1885 à Georges Barrière qui mourra à Đồ Sơn en 1944.
Subjugués par l’Asie, certains, comme l’immense Alix Aymé dont la collection présente un exceptionnel ensemble de 5 œuvres, « éternisent » le voyage et se « posent ». Comme elle, ils deviennent professeurs. Pour partager.
Comme Victor Tardieu, aussi. Le « Maître », le fondateur des Beaux-Arts, d’Hanoi en 1924, le militant inconditionnel de la promotion de la peinture vietnamienne, jusqu’à sa mort à Hanoi en 1937. Il est présent ici avec une exquise « pochade », un magnifique portrait et un des éléments du futur grand tableau de l’amphithéâtre de l’Université Indochinoise.
Joseph Inguimberty avec 6 œuvres au sommet de son talent montre qu’on peut être le plus bénéfique enseignant de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi et un magnifique artiste chantre des êtres et des rizières. Évariste Jonchère est présent avec une œuvre peinte au Laos. Pouvait-il s’imaginer qu’il allait devenir 4 ans plus tard Directeur-enseignant de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi ?
L’altérité est avant tout un choc culturel, digne mais bouleversant. Elle entremêle destins individuels et mouvements historiques. Elle oblige les artistes à faire des choix souvent difficiles.
Gaston Roullet – Hong Hoa, Tonkin
Huile sur panneau, 1885.
32,5 cm X 53,5 cmAlix Aymé – Portrait de jeune fille.
Huile sur toile (oil on canvas) circa 1935; 53,5 cm X 43,5 cmVictor Tardieu – La Paysanne
Huile sur toile, circa 1923
63,5 cm X 80 cm
Se confronter à deux notions concurrentes : ma terre est la patrie ou la terre est ma patrie
Un artiste pourrait mendier son âme en se rapprochant du champ politique. Et les artistes vietnamiens vont choisir deux voies.
Un premier groupe va affirmer que sa terre est la Patrie et y chercher presque exclusivement la profondeur de l’âme vietnamienne.
La majestuosité humble de Nguyen Phan Chanh (1931), le militantisme noble puis désabusé de Nguyen Gia Tri (1934 et 1960), la dévotion de Luu Van Sin (1935), l’ébouriffante énergie de Tran Van Ha (1937), la grâce de To Ngoc Van, (1941) autant de chefs-d’œuvre de la collection qui bornent leur époque.
Thang Tran Phenh (1930), Do Duc Thuan (1933), et Tran Phuc Duyen (1944), s’inscrivent eux aussi dans ce figement d’un monde qui parfois chancelle. Oui, « Ma terre est la Patrie » nous confirmeront Nguyen Do Cung (1947,) puis Nguyen Sang et Nguyen Tien Chung (tous deux en 1957), artistes plus démonstratifs alors que Bui Xuan Phai se figera dans sa démarche si particulière (1964 et 1984).

Aquarelle sur papier, 1947
42 X 38 cms
Un autre groupe va ressentir, artistiquement que la Terre est leur patrie et que Paris est le lieu où un artiste doit s’exprimer.
Mai Thu dans son dernier tableau peint à Hué en 1937 témoigne de l’effort à envisager pour quitter sa terre natale. Vu Cao Dam, le premier parti (en 1931) des « Trois amis » est présent avec 4 œuvres subtiles peintes entre 1939 et 1955, une soie joyeuse de Le Pho (1940) témoigne de sa plénitude et de sa certitude du bon choix.
Le Pho – Les joueuses de cartes
Gouache et encre soie ( gouache and ink on silk) 1940Vu Cao Dam – Jeune femme agenouillée tenant son collier
Gouache et encre sur soie, 1939
70,5 X 41,2 cm
Il y a chez tous ces artistes, comme chez Philippe Damas, le bonheur d’être soi.
Plus que chez soi.
Jean-François Hubert