L’École des Beaux-Arts de l’Indochine, de 1924 à nos jours : des volontés, des personnes, un oubli et une réhabilitation

30 août 2025 Non Par Jean-François Hubert

Le Pho – Les Deux Soeurs

Déjà 101 ans depuis la fondation… 

Se contenter de quelques dates ?

De grands jours ? Le 27 octobre 1924 et l’arrêté du gouverneur général Merlin portant création de l’École à Hanoi; le 9 octobre 1925 et l’ouverture du premier concours avec ses 300 candidats; le 6 novembre 1925 et l’intégration des 10 premiers lauréats; le 9 mars 1945 et la fermeture de l’École suite au coup de force japonais. 

De belles années ? 1930 et l’avènement de la première promotion; 1931, et l’« Exposition coloniale » de Paris; 1937 et l’« Exposition universelle » toujours à Paris.

1995-1996, « Le Vietnam des Royaumes » et « L’Âme du Vietnam », les deux grandes expositions du Bon Marché à Paris. 1996, Drouot-Paris et la vente de « La Femme du mandarin » de Le Pho, avec l’œuvre en couverture du catalogue; 1999, la couverture, cette fois du catalogue Christie’s Singapour, avec « Les deux sœurs » (reproduites plus haut) du même Le Pho. 2025, la collection Philippe Damas et ses 13 records du monde chez Christie’s à Hong Kong.

Mais tout ceci resterait fastidieux, incomplet et surtout vain tant l’inscription de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi dans l’Histoire de la Peinture ne peut se résumer à une gradation de dates isolées qui resterait fallacieuse.

L’École des Beaux-Arts de l’Indochine a su dans un premier temps réunir à son profit des projets autonomes, parfois divergents, pour aboutir, grâce à des individus d’exception, à la création d’une véritable école d’art, porteuse d’un courant artistique original.

Mais, fermée le 9 mars 1945, les œuvres de ses élèves et de ses enseignants pâtissent ensuite d’un large désintérêt amplifié d’un double désaveu idéologique en « métropole » et dans la « colonie ».

Victor Tardieu n’arrive pas, au Vietnam, en 1921 dans un désert pédagogique artistique. Des projets éducatifs (à Hanoi, Hué, autour de Saigon…) y sont déjà engagés, depuis une vingtaine d’années, intéressants et efficaces. Des peintres-voyageurs y circulent comme dans toute l’Indochine depuis une quarantaine d’années. 

Peu de nouveauté à y espérer tant l’absence d’une tradition locale de peinture, la mentalité confucianiste passéiste ambiante et les idéologies « contemporaines », constituent des éléments, actifs ou passifs, peu enclins à adhérer à la construction d’une nouvelle « École » considérée comme inadéquate, lointaine, inutile ou dangereuse, selon les sensibilités exprimées.

Le génie de Tardieu va être d’utiliser tous ces éléments préexistants en se les conciliant: le Prix de l’Indochine va devenir un pourvoyeur d’enseignants pour son école, les écoles précédentes, des points de comparaison utiles, l’absence de tradition picturale, l’occasion rare d’ouvrir un champ neuf pour l’investigation artistique. Le confucianisme ambiant va faciliter la relation enseignant-enseigné et les idéologies contemporaines seront toutes assimilées et incarnées par les étudiants puis les diplômés de l’École. 

La convergence remplace les divergences: le peintre (ou sculpteur) vietnamien naît.

Ce sont des individus enthousiastes qui vont assurer la création d’une École d’art et l’éclosion d’un courant artistique original. 

À Victor Tardieu le messianique il faut associer des administrateurs engagés comme Martial Merlin, des professeurs exceptionnels comme Joseph Inguimberty, des collectionneurs précurseurs comme le couple Tholance-Lorenzi, des animateurs motivés comme Nam Son, des journalistes et critiques conquis comme Baschet, des marchands volontaires comme Lorenceau, des élèves époustouflants de Nguyen Phan Chanh à Nguyen Gia Tri.

Cette École d’Art donne naissance à une réelle école artistique

L’apprentissage subtil des techniques (huile, soie, laque) mais aussi le sens de la promotion (on apprend à tous à s’exposer et se vendre) bâtissent un courant artistique spécifique où choisir le cœur, montrer le corps, et ne pas subir le lieu s’exacerbent au gré du choc colonial. Très vite, deux sensibilités propres s’inscrivent dans la peinture vietnamienne : quêter le monde car celui-ci est la patrie ce qui sera la démarche de ceux qui partent en France ou s’inscrire dans la terre-Patrie pour la grand majorité des artistes. 

Le monde où la nation. 

Ces deux approches ne sont ni frontales ni linéaires. Elles sont tout à la fois filles et mères de ramifications avec comme trame centrale pour chacun des élèves et des enseignants l’obligation de se renouveler, de se contester ou de s’affilier. Les parcours de To Ngoc Van, Lé Van Dé, Luong Xuan Nhi, Nguyen Gia Tri, Nguyen Cat Tuong parmi tant d’autres nous renseignent bien sur ce qui se cache sous le sourire Viet.

Le 9 mars 1945, suite au coup de force japonais, l’École des Beaux-Arts de l’Indochine cesse physiquement d’exister.

S’ensuit un désintérêt croissant amplifié par un désaveu idéologique.

En France, les graves difficultés économiques de l’après-guerre perdurent. On oublie trop souvent qu’il faudra attendre le 1er décembre 1949 pour que disparaissent les derniers tickets de rationnement et que soit supprimé le haut-commissariat au ravitaillement. On comprend donc la moindre appétence pour l’art d’autant que son marché part à New York. Ceci particulièrement pour l’art vietnamien car l’idée d’Empire a vécu et l’idéologie anti-coloniale imbibe les mentalités personnelles, disloque les groupes et fragilise les institutions. Le Vietnam et ses productions, directes ou indirectes, ne sont plus lieu de désir et des années « difficiles » s’annoncent pour les artistes vietnamiens en France malgré quelques velléités d’expositions.

Au Vietnam, le désaveu l’emportera sur le désintérêt.

À partir de 1954, le Nord communiste institutionnalise le « réalisme socialiste » et ses artistes aux ordres. Ceux-ci l’étaient comme propagandistes dans les maquis, ils le resteront comme supports idéologiques du régime. Faute de quoi… Leurs œuvres souffriront drastiquement de cette évolution. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’affadissement à cette époque du talent de Nguyen Phan Chanh ou de Luong Xuan Nhi parmi d’autres.

Le Sud lui va s’américaniser peu à peu et voir se diluer les principes de l’école française jusqu’à l’unification communiste de 1975 et l’imposition des mêmes critères qu’au Nord… 

Le bilan s’impose au début des années 1990 : L’École des Beaux-Arts de l’Indochine est au mieux oubliée, au pire reniée.

Mais une réhabilitation progressive va s’opérer essentiellement par le marché, d’abord en France puis en Asie, à Singapour et Hong Kong.

Résumons la situation en 1991: je suis expert à Drouot, alors la 3ème maison de ventes du monde, qualifié en « Art d’extrême-Orient », selon la terminologie de l’époque. J’adore l’art chinois, l’art khmer, la sculpture thaïe mais aussi énormément l’art vietnamien.

Autant les bronzes de Dong Son et les céramiques dites, à l’époque… du « Tan Hoa » ou certains « bleu-blanc » pouvaient récolter un intérêt, certes modeste, de certains amateurs, autant la peinture vietnamienne n’intéressait pas grand monde. Elle végétait, poussiéreuse, dans quelques vieilles maisons françaises, ignorée des collections publiques.

Il me fallut la foi mais celle-ci se doubla d’un immense plaisir à développer la connaissance de cet art.

Dès 1992, j’intègre plusieurs tableaux vietnamiens dans mes ventes y attirant progressivement les premiers collectionneurs tous européens. Parmi eux mes amis Michaël Edwards-Ker et Nick Scheeres.

Je suis commissaire de trois expositions majeurs et jalons: les deux expositions du « Bon Marché » à Paris (citées dans l’introduction) en 1995 et 1996, puis l’exposition du musée royal de Mariemont en 2002. Celles-ci rassemblent un énorme public.

J’intègre Christie’s Singapour tout en étant basé à Paris en 1996 et le marché se déplace. Quelques belles initiatives perdurent en France, comme celle d’Adjugart et Yves Cosquéric à Brest qui en 2003 présente la collection de l’Ambassadeur Bastouil dont je suis l’expert et ses Bui Xuan Phai. De début 1997 à aujourd’hui, à Singapour ou Hong Kong, Chez Sotheby’s ou Christie’s, j’ai l’honneur d’accompagner en les expertisant les œuvres issues des collections d’Alix Tardieu, Michel Inguimberty, Philip Ng, Tholance-Lorenzi, Tuan Pham, Ngo Manh Duc, Jean-Marc Lefèvre et Philippe Damas sans compter ceux dont je respecte l’anonymat.

Harmonie verte : les deux sœurs », par Le Pho, reproduite ci-dessus, une belle gouache et encre sur soie (58 X 45 cm) témoigne bien de l’ambiance d’une époque: achetée à Drouot par mon ami Nick Scheeres pour me la confier chez Christie’s à Singapour, elle eut droit à… la couverture du catalogue datée du 28 mars 1999. Elle fut achetée par le musée de Singapour. Point cocasse: elle n’était pas signée bien qu’elle ait été exposée chez Joly-Hessel à Paris en 1943 (catalogue, numéro 25)… C’est donc 60 ans après son exécution que Le Pho la signa… au dos, chez lui, rue de Vaugirard.

En cette année 2025, 33 années de labeur ont abouti à une réhabilitation incontestable de la peinture vietnamienne.

Cette réhabilitation s’est concrétisée financièrement par la constitution d’un marché annuel de 60 millions de USD dont Christie’s est le leader mondial incontesté. Elle s’est accompagnée intellectuellement d’études et de manifestations pas toujours heureuses voire insipides et de vocations souvent opportunistes dont on peut se gausser.

Le succès des années futures n’est pas garanti. Outre le phénomène général de la fragilité du goût en art qu’on ne peut contrôler (rappelons que parmi tellement d’autres le Caravage fut totalement oublié jusqu’à sa réhabilitation par Roberto Longhi à partir de 1926), la peinture vietnamienne pâtit de tendances particulières néfastes qui restent à contrecarrer.

  • Parmi elles, une mauvaise lecture, passéiste et superficielle, faute d’érudition, de l’art vietnamien en France et au Vietnam.
  • Au Vietnam, la culture sociologique du faux, fondée sur la mentalité politique et une réelle pauvreté qui persiste.
  • En France: l’entrisme, allogène et indigène, au sein des institutions publiques qui se répand petit à petit insidieusement.
  • Un marché des enchères infiltré même si les acteurs, échaudés, ont commencé à réagir.
  • Un niveau d’érudition très faible porté par des greffons tardifs et leurs annexes.
    Sans aucune compétence, ils prétendent investir le champ de l’expertise grugeant les débutants naïfs et polluant les réseaux sociaux. Les spécialistes invoquent un simple bruit négligeable mais tout amateur de musique sait qu’un bruit parasite peut gâcher un concert.
  • Des résultats d’enchères pourtant publiés, souvent faussés.
    Demandez à un ayant-droit de peintre combien il touche de l’ADAGP sur les œuvres affichées « vendues ». L’ADAGP étant une société particulièrement sérieuse, on peut mesure ainsi le fossé entre des vantardises publicisées et la réalité du marché.

Une double lueur d’espoir subsiste néanmoins: les collections « solides » constituées au Vietnam depuis pour la première depuis une vingtaine d’années, et des œuvres majeures qui sont retournées en Asie. Elles serviront plus tard de références notamment pour une jeunesse enthousiaste, avertie et combattive qui saura localement s’affranchir des vicissitudes du temps.

Jean-François Hubert