Le Pho, « La Jeune Fille en Blanc », 1931-1932, ou le souvenir qui ne s’estompe pas

26 avril 2023 Non Par Jean-François Hubert

La « Jeune fille en Blanc » est historiquement, intellectuellement et artistiquement, une œuvre exceptionnelle de Le Pho.

Lorsqu’il la peint en 1931 ou 1932, Le Pho est diplômé depuis 1930 dans la première promotion d’étudiants de l’extraordinaire pépinière de talents qu’est l’École des Beaux-Arts de l’Indochine créée à Hanoï sous l’égide de Victor Tardieu.

Le Pho – La Jeune Fille en Blanc

Son talent est reconnu de tous : les institutions le consacrent, Tardieu le choisit comme bras droit pour l’Exposition coloniale de 1931 à Paris, et le plus important journal vietnamien, « L’Indochine », (5 février 1930) le cite comme « un vrai peintre… ». Ses compositions, qu’il s’agisse d’huiles sur toile, de laques (rares, en raison de son allergie à la laque elle-même) ou ses gouaches et encres sur soie, sont toutes extrêmement bien accueillies.

Ici, Le Pho nous offre un chef-d’œuvre : la « jeune fille » occupe frontalement la soie ; sa longue silhouette se dégage sur un fond laissé nu par l’artiste. Une caractéristique de ses œuvres tôt comme sa signature et son cachet, caractéristique du tout début de ses années trente. Rien de superflu : seul le modèle compte. Des cheveux noirs de jais, entourent un visage impénétrable et relèguent la coiffe traditionnelle tonkinoise. Les mains semblent presque abandonnées. Le strict ao dai blanc tombe en plis dans sa partie inférieure, des plis qui pourraient être des nuages dans le ciel entourant une divinité… Seul un coussin multicolore ponctue le tableau de polychromie ; une fine écharpe d’un bleu sourd adoucit également la composition.

Cette jeune fille n’a pas le visage impersonnel de toutes les compositions ultérieures de Le Pho ; aucun décor ne lui fait concurrence. Son visage est central, énigmatique mais identifiable : c’est un portrait.

Un portrait ?

En 2001, je consultais le peintre, comme je le faisais systématiquement pour mieux connaître son œuvre et sa vie. Ce jour-là, des larmes lui montèrent aux yeux et il me déclara : « Je ne l’ai jamais oubliée ». L’émotion, la réserve, le respect, l’admiration m’empêchèrent de questionner le maître plus avant…

Je n’eus l’explication que plus tard : Le Pho, au sommet de son pouvoir de séduction, était tombé éperdument amoureux de la plus belle jeune fille de Hanoï. Un jour, il décida de demander sa main au père de la jeune fille. Mais, selon la légende, Le Pho ne manifesta pas le respect attendu au père de sa bien-aimée. Une fin de non-recevoir lui fut signifiée et la « jeune fille en blanc » resta dans le giron familial. Dès lors, la bourgeoisie hanoïenne ne verra jamais cette beauté vêtue d’une autre couleur que le blanc. Une volonté d’exprimer la symbolique traditionnelle du deuil ?

Renvoyé par le père de sa bien-aimée, Le Pho rentra chez lui et peint cette œuvre, comme par intuition, ce « requiem » à son amour, absolu chef d’œuvre.

Le Pho connaissait-il son contemporain, le poète Xuan Dieu (1916-1985), qui s’est lui aussi distingué en rompant avec la syntaxe traditionnelle ? Les deux hommes avaient en commun de savoir que la solitude est le seul moyen d’acquérir la liberté.

« Si tu t’en vas, mon cœur sera solitaire,
Reste près de moi ! Voici l’oreiller,
Repose sur mon épaule dans ton état d’ivresse
»

Jean-François Hubert