Nguyen Cat Tuong (LeMur), 1940, « Mère et Enfant » ou la forme surpasse le fond
Signée et datée 1940 (en bas à droite), notre encre et gouache sur soie de grand format (74,5 X 38,5cm) nous initie à la démarche d’un homme qui fut non seulement un peintre de talent mais aussi un de ces – très rares… – acteurs sociaux qui parviennent à changer une société, en l’occurrence, ici, la société urbaine vietnamienne des années 1930.
Ce qui identifie immédiatement notre tableau, c’est le tissu. Accessoire d’ameublement ou porté – parure de lit ou vêtement – il en est le thème central. Le décor ce sont les personnages. L’intrigue, le lit et les vêtements de la dame. Celle-ci et l’enfant ne sont pas des individualités mais des mannequins (au sens figuré). Nguyen Cat Tuong nous le dit : l’apparence traduit la réalité et le couturier qu’il est – aussi – est un acteur politique (très souvent sous-estimé). Le vêtement est le premier message social. Un attribut irréfutable. L’ordonner, l’affiner, voire l’imposer, s’en exclure ou en exclure les autres : voici l’activisme. La couleur, la coupe, une frange, un ourlet, une chaussure, sont tous des instruments politiques.
Nguyen Cat Tuong (1912-1946), alias LeMur, nait en 1912 à Son Tay. Il est diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Indochine (quatrième promotion, 1928-1933) où il fut le condisciple, notamment, de Nguyen Tuong Lan (1906-1946). Tous deux appartenaient au groupe littéraire nationaliste, fondé en 1932, le Tu Luc Van Doan (Groupe littéraire autonome). On le sait manifestement peu mais des 7 membres fondateurs du mouvement, Nguyen Tuong Tam, Khai Hung, Nguyen Tuong Lan, Nguyen Tuong Long, Tu Mo, Nguyen Gia Tri et et Nguyen Thu Lê, 4 étaient issus (même non diplômés…) de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi. Nguyen Tuong Tam (1906-1963) plus connu encore sous le nom de Nhat Linh fut le plus actif : le repreneur du périodique Phong Hoà (Mœurs), et le créateur du périodique Ngay Nay (Aujourd’hui) aux existences abrégées par la censure française (ils furent interdits respectivement en 1934 et 1936). Ces journaux furent essentiels – la Presse est florissante à l’époque – dans la promotion des idéaux du Tu Luc Van Doan. Et prôner la modernisation de la société, de la culture et de la littérature vietnamiennes impliquait de « reconnaître le rôle de la femme dans la société » comme énoncé au point 6 des « Dix préceptes à méditer » du mouvement établis par Hoang Dao (un des noms de plume de Nguyen Tuong Long) en 1936-1937. Le choix de l’habillement des femmes et donc, aussi leur inclusion visuelle dans la société n’est pas négligeable et Cat Tuong sut utiliser ces médias pour le faire savoir.
Dans notre œuvre, ici, le peintre fête sa victoire au terme d’une décennie qui a vu son ao dai conquérir son public. Et pour cette célébration il use d’une polychromie presqu’exacerbée.
Fortes, les couleurs de la passementerie du lit aux motifs traditionnels – on y identifie le phœnix, les nuages et la « perle flamboyante » – avec son lambrequin, ses franges, son galon géométrique, ses pompons. Tout ce répertoire iconographique ou symbolique classique sert de cadre au modernisme :
L’ao dai à fleurs de la femme, entrouvert à la taille. Un foulard noué autour du cou. Le pantalon blanc, les chaussures à talon. Son maquillage discret du visage, ses sourcils épilés. Sa coiffure pas « à la garçonne » comme un peu plus d’assurance l’aurait permis et comme Luong Xuan Nhi a pu nous en proposer, mais en déconstruction du chignon classique.
Nguyen Cat Tuong ne présente pas son modèle assise, fixant des yeux le peintre. Non il la figure mère attentive, de profil, dans un intérieur traditionnel : le peintre nous confirme sa philosophie : la modernité ne doit pas faire table rase du passé.
Les années 1930-40 au Vietnam sont résolument celles de l’anti-confucianisme et de l’indépendance – évoquée, réclamée ou exigée – au sein de quasi toutes les strates sociales vietnamiennes. Cat Tuong, lui, va choisir la voie de l’habillement dans le cadre de cette quête. Les hommes vietnamiens « modernes », eux, se sont le plus souvent convertis au costume à l’occidentale. La femme « moderne » vietnamienne, elle, s’engage vers une actualisation du passé national en suivant Cat Tuong, qui amplifie, certes, un mouvement existant mais lui donne surtout un vecteur : l’ao dai originel qui est mieux qu’adapté. Il est réinventé. L’ancien projetait la notion ancestrale d’une féminité institutionnelle : la femme « honnête » se devait d’être sage, innocente, soumise (à son père, son mari, son oncle, son frère…) et éloignée de toute forme d’attractivité physique. Elle se devait de rester fidèle au vieux dicton vietnamien « Cái nết đánh chết cái đẹp » (la vertu avant la beauté).
Dans sa version remaniée de l’ao dai, Cat Tuong modifie le corsage pour qu’il frôle les contours du corps féminin avant de se diviser en deux pans qui s’écartent à la hanche et tombent sur le pantalon. Nguyen Van Ky, dans son ouvrage « La Société Vietnamienne face à la Modernité, le Tonkin de la fin du XIXème à la Seconde Guerre mondiale » (L’Harmattan Paris, 1999) nous offre (pp 247-260) une excellente synthèse de l’installation mentale (que de préjugés à combattre…), sociale (des vietnamiennes mariées aux Français aux jeunes célibataires) et géographique (de Hanoi à Saigon en passant par Danang) de l’installation progressive de l’ao dai y LeMur au cours des années 1930. Il rappelle également les prémices chinoises, les chinoises ayant engagé un mouvement similaire dès les années 20.
Le nouveau vêtement cristallise bon nombre des idéaux du Tu Luc Van Doan.
Dans un article du Phong Hoà (numéro 90 du 23 mars 1934), intitulé « Y phục cua phụ nữ » (les habits des femmes), Cat Tuong écrit : « contrairement aux opinions des moralistes vietnamiens, les Occidentaux s’accordent à dire que la poitrine est primordiale pour la beauté de la femme ». (traduction Nguyen Van Ky). On le voit, l’Occident peut être aussi libérateur et la dialectique coercition-émancipation au cœur de la problématique coloniale.
Une photo, par exemple, de l’ao dai de Cat Tuong, porté par une jeune femme, est parue dans le numéro de janvier – daté du 30 décembre 1935 – de Ngay Nay.
Promu, porté, assumé, l’ao dai de Cat Tuong permet aux femmes de montrer leur beauté, d’exercer leur sensualité, de modeler le monde à leur image. L’idée rétrograde d’une femme, annexe physique d’un homme, devient peu à peu obsolète dans la société encore confucianiste de l’époque. Et la performance est grande tant la mentalité archaïque est pesante. Vue à travers la beauté, une femme n’est pas seulement une fille obéissante, une épouse fidèle ou une mère dévouée, mais une personne.
Nguyen Cat Tuong modernise la société vietnamienne.
Cat Tuong a manifestement laissé peu d’œuvres graphiques. Plus des croquis que des dessins et notre peinture. En revanche imagina-t-il à ses débuts dans sa boutique du 16 rue Lê Loi à Hanoi que son ao dai allait devenir l’accessoire de la femme vietnamienne ? Le symbole du Vietnam comme le tambour de Dong Son ou la baie d’Halong ?
Lorsqu’il peint ce tableau, il a 28 ans. Il lui reste 6 ans à vivre.
Les causes de sa mort ne sont pas claires. Les faits rapportés entretiennent le malaise : sa présence près de Hai Duong après l’évacuation de Hanoï – ordonnée par le Vietminh – en décembre 1946 est avérée. L’historiographie officielle vietnamienne parle d’une « milice » qui s’est emparée du peintre-couturier alors qu’il tentait de se procurer des vêtements et des médicaments lors d’un retour chez lui à Hanoi…
Très probablement Cat Tuong a été l’une des nombreuses victimes des affrontements entre nationalistes et communistes. Tant d’entre eux furent assassinés en cette époque trouble. Et beaucoup durent fuir comme Nguyen Gia Tri et mon ami Jean Volang à Hong Kong…
Ce 17 décembre 1946 fut une journée désastreuse pour la peinture, la mode et la société vietnamiennes. Le peintre, décédé à l’âge de 34 ans, avait encore tant à apporter à son pays.
Heureusement, oui, la forme surpasse le fond et sculpteur du vivant, Nguyen Cat Tuong a révolutionné le « tissu » social de sa société. Un succès hors normes qui témoigne, aussi, une fois encore, de l’extraordinaire réussite de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi de Victor Tardieu.
Peintres, sculpteurs, enseignants, politiques, poètes et aussi…un styliste : Tous les anciens de l’École ont apporté leur écot à la culture vietnamienne.
Jean-François Hubert
PS : Cát Tường signifie « signe d’avenir radieux, de chance, de succès, de bon augure, d’opportunités prometteuses » … Si nous le divisons en 2 mots séparés, Tường signifie « le mur » au sens littéral en termes de traduction mot à mot. Dans la plupart des cas, cela n’a aucun sens lorsque l’on compare le mot entier et sa signification à ses 2 mots séparés.