Nguyen Phan Chanh, 1931 « Les Teinturières » ou la signification du signe
Lorsque l’artiste peint cette œuvre, l’Exposition Coloniale qui vient de se tenir à Paris du 6 mai au 15 novembre 1931 vient de lui apporter la reconnaissance du milieu de l’art. Le vrai, celui de la « Ville-Lumière » où tous les artistes du siècle, directement ou indirectement, prennent attache. Nguyen Phan Chanh ne s’est pas rendu sur place mais les informations que lui font parvenir Victor Tardieu et Le Pho le confortent : son succès – comme celui de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi – a dépassé le certes respectable, mais limité, cercle hanoien.
C’est un changement total d’échelle dont est conscient le peintre lorsqu’il peint à l’hiver (qui commence en novembre à Hanoi) 1931 ce tableau – dans la pure lignée des « Couturières » de la collection Jean-Marc Lefèvre, une des six soies envoyées à l’Exposition Coloniale -. De même format, d’un thème et d’une exécution proches, « Les Teinturières » sera envoyé en France comme le prouve son cadre Gadin d’origine.
Notre œuvre ne peut être réellement appréciée sans connaître la vie du peintre.
Celui-ci est un cas à part au sein des diplômés de la première promotion de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi tant son parcours – qui nous apporte nombreux indices pour comprendre son œuvre – est différent. C’est un diplômé âgé (38 ans) lorsque ses condisciples Le Pho et Mai Thu, par exemple – de la même promotion – obtiennent leur diplôme à respectivement 23 et 24 ans.
Et il n’est pas un hanoien (de naissance ou d’adoption).
Mais cette différence d’âge n’est pas un handicap et cette « extraterritorialité » lui donne une sensibilité particulière. Hanoi « l’ensorceleuse » ne l’a pas pris et façonné, très tôt, dans ses filets comme elle l’a fait pour la grande majorité des autres artistes. Pour Phan Chanh, il y eut une autre vie avant l’École, une vie provinciale et rude.
Trung Tiet, son village natal, dans la province de Ha Thinh où la terre, si pauvre, ne peut qu’engendrer des âmes dont la force est fondée sur la frugalité.
Éduqué par un père lettré et confucéen, orphelin de celui-ci à l’âge de 7 ans, il aide sa mère en vendant ses dessins sur les marchés ou en dessinant des portraits d’après photo. Dès 9 ans, il apprend les caractères chinois qu’il enseignera lui-même plus tard avant d’intégrer l’enseignement franco-vietnamien et, en 1922 l’école pédagogique de Hué dont il sortira diplômé en 1923 pour devenir enseignant à l’école primaire de Dong Ba de la ville. En 1925, il est le seul candidat d’Annam à être admis au premier concours de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi.
Victor Tardieu, féru d’histoire et de tradition, ayant compris très tôt l’intérêt de la peinture asiatique sur soie en fait développer la pratique à l’École des Beaux-Arts à côté de celle – importée par les français – de l’huile sur toile. Nguyen Phan Chanh y exprimera magnifiquement sa passion du simple sublimé. Il livre sa première gouache et encre sur soie en 1929. Son « clair obscur », magistral, s’impose.
Le chef d’œuvre « Les Teinturières » concentre les caractéristiques générales de thème et technique qui fondent le style unique du peintre mais nous offre en plus une calligraphie exceptionnellement intéressante:
– Le thème, classique, renvoie aux activités traditionnelles conduites par des personnages humbles, aux visages ou masqués ou quasi-anonymes. Un quasi huis-clos, même à l’extérieur. Ici la teinture des vêtements comme préparation de la nouvelle année (le Têt) qui s’annonce. Ce monde ancien, qui reste rural même si l’urbanisation gagne. Plus de noir que d’habitude dans notre œuvre : fichus et pantalons, certes, mais aussi ces taches de teinture noire à l’extérieur du chaudron qui en est rempli. Les vêtements tout simples. Et des modèles presqu’androgynes qui contrastent avec les belles hanoiennes parées de leur ao dai et de leurs bijoux, dans des intérieurs plus aisés que l’on trouve à la même époque chez Le Pho ou Mai Thu. Nos trois personnages, pieds nus dans un intérieur tout sauf riche, attelés à une tache simple, illustrent l’austérité du peintre.
– La technique : les triangles de masses noires portés par les 3 personnages (les coiffes – dont l’une se termine même en… triangle, les membres inférieurs, l’intérieur du chaudron, les traces du débordement de la teinture), les lignes verticales (qui fondent le mur de l’habitation), les colonnes, les camaïeux de brun et de marron, la subtilité tonale de la gouache et la pureté drastique de l’encre qui s’allient dans une harmonie mystérieuse.
Classiquement, dans la majorité de ses œuvres précédentes, le peintre nous proposait une calligraphie simple exprimant son nom de peintre, son nom complet et la date, placés au côté du sujet. Ici c’est une abondance d’idéogrammes qui viennent constituer l’œuvre elle-même parce que pour le peintre ces « petites gens » , doivent recevoir la distinction de ce qui pour lui est un art suprême: la calligraphie chinoise. Inscriptions et cachets – éléments géométriques par essence, viennent structurer l’œuvre comme chez Kandinsky. Chez Nguyen Phan Chanh, aussi, la forme a un sens.
L’esthétique est – aussi – rhétorique.
De gauche à droite on peut dénombrer quatre cachets « Hong Nan » (que l’on pourrait traduire mais ceci peut se discuter par « Sud grandiose »), deux inscriptions « Hong Nan » et seulement une fois l’inscription « Nguyen Phan Chanh ». On notera les tailles différentes – qui calibrent leur rôle esthétique – des cachets.
– Un très beau poème, central, explique l’œuvre en la sublimant. Les poèmes sont très rares dans l’œuvre du peintre. Seulement quatre si l’on se réfère aux œuvres contemporaines: outre celle-ci « La marchande de oc »,1929, et les « Les couturières », 1930 et une autre, également de 1931 dans une collection particulière parisienne. Comme un triptyque solennel, « La marchande de oc », « Les couturières » et nos « Teinturières », de taille quasi-identique (60 x 88,5 cm), sont au service de la simplicité des activités et des êtres:
« Le charbon de bois chauffé en hiver apaise ma maladie.
Le printemps se prépare à revenir pour les fleurs de prunier devant la fenêtre.
Et des milliers de papillons reviendront pour nos retrouvailles.
Il est temps de préparer de nouveaux vêtements pour la venue du printemps. »
Au centre, comme une banderole, on identifie « Chun Zai Shou » (« les quatre saisons commencent avec le printemps ») et en tout petits cacactères, au-dessous : « Peint par Nguyen Phan Chanh ».
Puis, sur la droite un petit cachet « Hong Nan ». Et encore plus à droite, de bas en haut, l’année « xin-wei » (1931) et « l’hiver » sont indiqués, l’hiver commençant en novembre à Hanoi.
Faisant référence à la langue maternelle, Roland Barthes a écrit que : « L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère ». Le peintre, lui, ici, se référant aux écrits des anciens joue avec l’écriture – signe de son père. Mais surtout, et c’est ce qui rend exceptionnelle l’œuvre, l’artiste se sert de l’ensemble de la calligraphie comme élément bâtisseur de la composition même de son œuvre.
Dans cette œuvre Nguyen Phan Chanh refuse de trouver suranné le monde qu’il nous peint. Rien, pour lui, ni ne le vaut, ni ne le remplacera.
Pour Nguyen Phan Chanh, il n’y aura pas de quête de l’Ouest comme pour Le Pho, Mai Thu, Vu Cao Dam, Le Thi Luu et d’autres. Mais pas, non plus, de volonté d’avenir.
En cette année 1931 finissante, son Vietnam est son unique quête. Un Vietnam traditionnel qu’il sait mortel.
Jean-François Hubert