Luu Van Sin, 1937 « La halte sur la route du marché du Nouvel An » ou marcher, mais vers où ?

19 novembre 2020 Non Par Jean-François Hubert

Dans son encre et gouache sur soie – qui fut exposée à l’Exposition Universelle de Paris en 1937 – Luu Van Sin, diplômé en 1936 de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi dans la même promotion – parmi d’autres – que Tran Van Can et Nguyen Gia Tri, met son talent certain au service d’une belle œuvre à forte portée symbolique.

Le cerisier qui fleurit au nord du Vietnam symbolise à lui seul le Têt (le Nouvel An vietnamien) qui en Janvier ou Février marque le moment où chacun fait le bilan de l’année écoulée et formule des vœux pour celle à venir.

Luu Van Sin - La halte sur la route du marché du Nouvel An 
Luu Van Sin – La halte sur la route du marché du Nouvel An 

L’habillement et la posture des trois personnages nous renseignent : les deux à droite semblent issus d’une famille aisée urbaine tandis que celui de gauche, presque caché derrière son chapeau conique abîmé, semble d’origine paysanne. Sa coiffe de simple paysan contraste avec les coupes de cheveux à l’occidentale des deux de droite et ses vêtements, de paysan du delta, à leurs tenues occidentales. Leurs regards sont aussi explicites : un peu craintif pour celui de gauche, un peu suffisants pour les deux autres. Les deux occidentalisés s’entretiennent sans un regard pour le paysan dont ils paraissent l’horizon.

Défions nous de sur-interpréter et gardons-nous d’identifier trop systématiquement des allusions voire des symboles dans cette œuvre mais Luu Van Sin, à l’évidence, cristallise les questions qui se posent, particulièrement en ces années 36-37 qui voient le Vietnam affronter des questionnements, certes anciens mais qui s’exacerbent. L’artiste inscrit dans son œuvre les enjeux politiques économiques et sociaux du moment. Comme beaucoup d’autres il affronte le dilemme entre modernisation et tradition, renouveau ou déclin, nationalisme ou universalisme, passivité ou activisme, individualisme ou conformité. Repéré par la Sûreté française, Luu Van Sin eut même à s’expliquer sur son activité militante. Sans suite…

En France même, le « Front Populaire » remporte les élections de 1936 et le socialisme devient le message politique : le pouvoir colonial réactualisé prône le dialogue social censé guérir de tous les maux.

Beaucoup plus concrètement Victor Tardieu meurt en 1937. Avec lui le souffle fondateur, la volonté exacerbée du mentor respecté de tous se délite. Évariste Jonchère prendra le relais, ses velléités d’animation bien obérées par la nouvelle grammaire de l’administration coloniale. L’art pour l’art perd son mentor. Le champ social supplée le champ artistique.

L’œuvre témoigne de ces années plus troubles que troublées.

Luu Van Sin choisit une gamme chromatique sans couleurs vives si ce n’est le gilet rouge du personnage central. Une certaine indolence, un peu rustre du paysan, un peu précieuse des deux autres, domine le tableau.

Les inscriptions, toutes en caractères chinois, en bas à gauche, nous apportent des renseignements intéressants. Mais auparavant rappelons notre hypothèse déjà développée lors de notre commentaire du paravent en laque de Tran Van Can et Nguyen Khang, quasi-contemporain : cette écriture en chinois, exclusive, nous apparaît comme une défiance vis à vis de l’autorité française. Renier les lettres romanisées (y compris le quoc ngu) est pictorialement un geste fort. Certes, l’idéologie « Front Populaire » si prégnante au Vietnam en ce Têt 37 y aide. Mais tout cela ne restera que velléité tant paraissent incongrus cette volonté contre-nature de rejoindre la mouvance chinoise et ce suicide identitaire qui consiste à nier l’influence française sur la peinture vietnamienne.

La halte sur la route du marché du Nouvel An (détail)
La halte sur la route du marché du Nouvel An (détail)

De droite à gauche, est inscrit :
« Hiver 
Peint par Van Sin
Près de la fenêtre du studio
 »

En dessous, un sceau dans lequel on lit:

« Luu Van Sin »
« Hiver » : date l’œuvre de l’hiver 1936-37 qui débouche sur le Têt le 11 février 1937.
« Près de la fenêtre du studio » : faut-il y voir une allusion à l’emplacement de l’artiste lorsqu’il signe le tableau terminé ?

Le sceau : classique. Il est, dirons-nous, à la mode chez les artistes dans les années 30. Bon nombre l’abandonneront plus tard alors qu’ils signeront concurremment en chinois, Mai Thu en gardera un, très simple, toute sa vie et retournera même à la datation en chinois dans les années 50, mais en utilisant les chiffres pas le calendrier… Plus tard encore sous la loi communiste au nord aucun artiste ne se serait vu tolérer une signature en chinois. Ironie des signes…

Ici, Luu Van Sin le pressent : les bourgeons blancs des cerisiers prendront la couleur rouge (seule couleur forte de l’œuvre) du sang du conflit.

Après leur halte, les trois protagonistes reprendront leur périple. Les questions sont de taille, existentielles. Y compris sur eux-mêmes : qui sont-ils, que pensent-ils ? Nous ne le saurons jamais.

Peut-être ont-ils pensé à Phan Chau Trinh (1872-1926) et son poème « La Chandelle »:

« Mais la porte entrouverte laisse entrer la bise
Dans la nuit qui s’achève, à qui peut-on confier nos larmes ? 
»

Marcher, oui, mais vers où ?

Jean-François Hubert