Ngym (Trân Quang Trân) ou la douceur âcre d’Hanoi
Né en 1900 aux alentours d’Hanoi, mort en 1969, Trân Quang Trân (aujourd’hui beaucoup plus connu sous le nom de Ngym, un peu moins sous celui de Nghi Am, sans que l’on sache à quelle époque il commence à utiliser ces noms) est un artiste de grande qualité qui reste encore méconnu.
Il intègre l’École des Beaux-Arts d’Hanoï en 1927 et en sort diplômé en 1932 dans la troisième promotion. Son âge, 27 ans, quand il intègre l’école le rend atypique : dans la même promotion, Le Thi Luu en a … 16 tandis que leurs condisciples avoisinent les 18-20 ans. Cette troisième promotion va s’avérer plutôt médiocre : seuls Le Thi Luu et à un moindre niveau Nguyen Cao Luyen, se signaleront par leur talent. On est loin, qualitativement, de la première promotion (1930), celle des Lê Van Dê, Mai Thu, Nguyen Phan Chanh, Le Pho…), de la deuxième (1931) avec To Ngoc Van, Vu Cao Dam…) ou, plus tard, de la septième (1936), celle de Tran Van Can, Nguyen Gia Tri, Luu Van Sin… Parmi d’autres…
Son entrée tardive aux « Beaux-Arts » a une explication : sa vie professionnelle, d’abord consacrée à l’exploitation pétrolière à Haiphong après des études commerciales, puis à un emploi dans une fabrique de lampes à Dap Cau.
Retenons et cela n’est pas indifférent que matière première et technologie, concepts riches et modernistes retiennent, tôt, l’attention de l’artiste.
Avant même l’obtention de son diplôme, Tran Quang Tran participe – modestement – à l’Exposition Coloniale de Paris en 1931. Victor Tardieu lui a confié ainsi qu’à d’autres élèves (Vu Tien Chuc, Luu Dinh Khai, Tran Binh Loc, Pham Quang Hau) l’étude de « grilles et consoles de fer forgé ».
Par ailleurs, la même année, on relève son nom au bas d’un « Relevé du Mot-Cot » reproduit planche IX dans « Trois Écoles d’art de l’Indochine » une plaquette éditée à Hanoi en 1931 par le Gouvernement Général de l’Indochine.
Deux pistes, non concluantes, nous mènent à son oeuvre. Une autre, probante, nous fait côtoyer son talent.
La première, fantasmagorique, nous conduit vers la laque et l’interprétation idéologique qu’en fait l’historiographie officielle vietnamienne : dès les années 90, profitant de l’apaisement apporté par le « Doi Moi », on essaie de trouver une origine locale, non pas à la laque, ce qui est évident mais à l’expression picturale en laque, ce qui est faux.
L’effort est bien relayé par les « Boudarel » contemporains. Et l’on fait « monter Tran Quang Trang en première ligne » pour tenter d’étayer ce dogme. Non, c’est comme matériau que notre artiste s’intéresse à la laque. C’est au laccol précisément, un dérivé du pyrocatéchol extrait de l’arbre à laque, qui donne par oxydation la laque proprement dite, qu’il porte son intérêt. Dans ce blog nous avons déjà montré l’importation de l’art de la laque de France au Vietnam et les conditions de son enseignement à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi (dans ce texte, ou celui-ci).
Recherche de matériau et élaboration de techniques, oui. Et cela est d’un grand mérite mais constitution d’une oeuvre en laque, non.
La deuxième, instructive, nous montre un Tran Quang Tran – Ngym, très (trop…) classique quand il s’exprime en huile sur toile comme celle-ci de 1961 (« Tay Ho », le lac de l’Ouest à Hanoi).
Non, son talent est ailleurs : dans le dessin. Et il intègre la belle et grande histoire de l’art pictural vietnamien par une série d’environ 135 dessins au crayon sur papier (ce papier, fragile, renforcé, témoin de la pénurie de l’époque).
C’est en chroniqueur de son temps (à partir de 1949 il enseigne à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, puis de 1958 à 1962 au « Studio du film vietnamien », deux postes générateurs de rencontres multiples) qu’il saisit les personnages « qui comptent » au Nord (environ 70 portraits) de la fin des années 40 au début des années soixante, et comme un topographe qu’il nous offre des vues d’Hanoi (environ 65), ville enchanteresse s’il en fut, au moment où son ordonnancement se chamboule. Beaucoup de ces personnages furent des acteurs – très souvent désabusés – du mouvement « Nhân Van-Giai Phâm » (Humanisme et Belles œuvres).
Son autoportrait de 1949, exécuté en pleine guerre d’Indochine, frappe – ce qui saurait nous étonner – par l’acuité de son regard et la dignité de sa pose, qualités essentielles du témoin qu’il sera. L’artiste exécutera d’autres auto-portraits à des ages différents bornant son existence.
Observons le portrait de Tu Mo (1900-1976 ). Il a 58 ans. C’est lui qui a inventé, en 1925 – dans la revue Tù-dân tap-chi – le personnage de Ly-toêt. Lui qui a écrit de beaux poèmes dans le maquis, lui qui va publier l’année suivante « Don but » (la plume combattante).
Né à Hanoi, acteur important du mouvement Tu Luc Van Doan, Tu Mo fut proche des deux principaux journaux qui soutiennent le mouvement: Phong Hoa (« Mœurs » ), créé en 1932 et Ngay nay (« Temps présents ») fondé en 1934.
Nous avons déjà évoqué le Tu Luc Van Doan et ses thèmes progressistes. N’y revenons pas. En revanche soulignons y l’influence prépondérante des élèves de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi : Nguyen Tuong Tam (le futur Nhat Lin), Nguyen Gia Tri, Nguyen Cat Luong, Tran Binh Loc, Pham Hau, sans tous les citer. Nous avons également déjà montré son influence évidente sur Luong Xuan Nhi, par exemple. Le point commun de tous ces acteurs est de vouloir dépoussiérer l’ancien monde mandarinal, décadent, archaïque, le secouer jusqu’au malaise.
Autre figure, Nguyen Thi Binh, en 1958. La petite fille de Phan Châu Trinh (1872-1926) est alors étudiante à l’Académie Nguyen Ai Quoc – l’école de formation du Parti Communiste – et vit au Nord depuis la partition du pays, décidée lors des accords de Genève en 1954. On la voit les traits encore marqués par les rudes interrogatoires de la Sûreté française rue Catinat à Saigon et sa détention durant trois ans à la prison de Chi Hoa. Loin de l’élégance et du charme qu’elle saura diffuser plus tard notamment durant les entretiens de Paix de Paris.
Hanoi, sa ville adulée est l’occasion de dessins vifs. Nous en reproduisons deux exemples : le « Temple de la Littérature » et le proche environnement du « petit lac » (Hoan Kiem), lieux emblématiques de la ville s’il en est, qui bénéficient du trait subtil de Ngym qui sait si bien rendre les ambiances hanoïennes.
Il mourra en pleine guerre « américaine » du Vietnam, bien loin des problématiques – tragiques mais dignes – de la guerre « d’Indochine ». Les circonstances de sa mort font l’objet d’une de ces rumeurs que l’on écoute et que l’on répand – après avoir sélectionné son interlocuteur – quand la nuit tombe sur le lac de l’Ouest à Hanoi. On évoque un portrait qu’il aurait fait d’Ho Chi Minh, le cou enserré d’un serpent, symbole de la trahison. Ce qui aurait fort déplu au plus haut sommet de l’État et aurait eu des conséquences funestes. C’est l’écrivaine Duong Thu Huong qui rend le mieux cette atmosphère, douce et âcre à la fois, d’une certaine époque (la lecture d’« Au Zénith » ne pouvant être que recommandée).
Hanoi, ville ambigüe…
Jean-François Hubert