« Les Teinturières » par Le Pho. Circa 1945. Un hommage à l’art de la teinture.
Le Pho est surtout connu pour ses madones inspirées du Quattrocento européen, ses Tonkinoises éthérées, ses bouquets de fleurs pimpantes (« j’ai toujours peint des fleurs fraîchement coupées » me répétait-il). Pour autant, ici, il nous surprend en nous offrant le spectacle de teinturières vouées à leur occupation. Il faut y voir un hommage à ces « petites mains » du pays natal, actrices essentielles de la transformation du coton et de la soie.
On date traditionnellement de l’année 679 l’importation au Vietnam – du Cantonais voisin – par Houang Tao P’o – des techniques d’élevage (vers à soie), de culture (coton) et de tissage. L’élaboration des couleurs et leur utilisation deviendront rapidement aussi un savoir-faire vietnamien. L’exemple de l’extraction du bois de Vang (« Caesalpinia sappan »), source d’un rouge vif, en témoigne aisément.
Ce sont des siècles d’étude, de tâtonnements et de réussite qui ont mené les Vietnamiens au sommet de ces techniques.
Le Pho, le fils de mandarin aurait pu/dû (selon le déterminisme que l’on choisira…) se tenir loin de ces contingences matérielles. Pour bon nombre d’artistes, pinceau, toile, papier, soie, couleurs sont des « fournitures », certes devant être de qualité, mais un matériau d’usage avant tout.
Autour de 1945 – dans cette France meurtrie par la guerre où il vit déjà depuis sept ans, où les galeries (Lorenceau, Jolly, Romanet) le promeuvent, où les collectionneurs achètent ses œuvres, Le Pho nous propose ici un rappel, méthodologique et mental:
- Méthodologique : répéter l’enseignement de son maître Victor Tardieu, le fondateur de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi : la technique s’apprend; pas de technique, pas de talent. Victor Tardieu, que l’on qualifierait aujourd’hui de « socialiste humaniste » savait rendre grâce à l’outil, allant même jusqu’à s’intéresser à la recherche du meilleur pinceau, de la meilleure qualité de soie pour ses élèves parmi lesquels Le Pho…
- Mentale : l’artiste s’inscrit dans la compétence de ces femmes scrutant la couleur, les tons, les effets de lumière, le temps de séchage, la densité de l’air.
Le tableau est saturé – avec l’aide d’une végétation luxuriante où l’arbre au milieu est omniprésent – par cette femme au premier plan, scrutant le linge que lui soutient un jeune garçon, accroupi attentif près d’elle, les deux illustrant un travail familial. Une autre, en arrière-plan, complète la tâche en pendant harmonieusement une étoffe à sécher sur une corde.
Les couleurs de la gouache utilisée sont plus vives que dans les œuvres précédentes. L’influence de Matisse – qu’il admirait déjà du Vietnam et qu’il rencontre physiquement en 1943 – s’inscrit tinctoriellement dans le tableau.
Quel hommage ! L’identité du peintre se définit par la soie et la couleur, ces deux éléments définissant à eux-mêmes nos teinturières.
Dans cette œuvre simple et fraîche, gracieuse sans ostentation, Le Pho s’offre une bouffée de fraîcheur, de celles que l’on savoure, le travail accompli.
Jean-François Hubert