« La Vendeuse de Bétel » – Nguyen Phan Chanh. 1931
Considérées – à juste titre – comme des icônes, les œuvres des années 1929-1933 de Nguyen Phan Chanh (1892-1984) ont immédiatement su trouver leur public.
Symbiose réussie entre le pinceau du grand peintre et la soie collée sur papier sur laquelle la gouache et l’encre sont apposées, elles furent achetées, très tôt par les collectionneurs français (et uniquement par eux…) que ce soit au Vietnam ou en France : notamment Pierre Massé, les Drs Montel et Morax, et le Résident Général Auguste Tholance qui se procura l’œuvre présentée ici directement auprès de l’artiste en 1931.
Né à Trung Tiet (dans la province de Ha Tinh, dans le centre-nord du Vietnam) le 21 Juillet 1892, Nguyen Phan Chanh (1892-1984) fut d’abord éduqué par son père, un lettré confucéen. Quand celui-ci meurt, le futur peintre n’a que sept ans et aide sa mère en allant vendre ses dessins sur les marchés ou en exécutant d’autres à partir des photographies qu’on lui apporte. Il devint enseignant, plus tard, en calligraphie chinoise et, en 1922, il intègre l’Institut de Pédagogie de Hué – la capitale impériale – dont il sortira diplômé l’année suivante pour enseigner à l’école primaire de Dong Ba en plein centre ville.
Il apprend qu’en Octobre 1924 une École des Beaux-Arts se crée à Hanoi sous l’égide d’un peintre, Victor Tardieu (1870-1937), appelé à en devenir le directeur. On peut concourir à Hué et il sera le seul candidat d’Annam à être reçu pour intégrer la première promotion (1925-1930) où il se joint au groupe de ceux qui deviendront les grands peintres vietnamiens du 20ème siècle (Le Pho et Mai Thu…).
Le Pho se souvenait bien de Phan Chanh : en 1995, il me confiait : « Il était à part, peu liant, peu intégré à mon groupe où mes meilleurs amis étaient Mai Thu et (Vu Cao) Dam. On se moquait un peu de lui ».
Il parait plausible d’ attribuer cette distance à la différence d’âge: en moyenne Phan Chanh a 15 ans de plus que ses condisciples, Le Pho par exemple est né en 1907, Mai Thu, en 1906, Lê Van Dê en 1906, Nguyen Tuong Tam en 1906. Parmi eux beaucoup auront l’ambition d’aller à Paris la « ville-lumière », une ambition qui n’effleura pas apparemment (manifestement ?) Nguyen Phan Chanh. Cette distanciation tient aussi au tempérament, de terroir chez Phan Chanh, de grand large chez Le Pho. Leurs œuvres respectives en témoigneront toute leur vie.
En 1928, lauréat d’un concours organisé par les Postes Indochinoises, sous l’égide de l’École des Beaux-Arts, il dessine un timbre « La rizière ».
Encouragé par Victor Tardieu il expérimente la peinture sur soie mais en une technique originale que les Vietnamiens adoptent : un coupon de soie est collé sur un papier épais. Ensuite, l’application de l’encre et de la gouache imprègne rapidement la couche soie-papier et ne permet aucun repentir même si l’artiste garde la capacité d’appliquer à volonté couches de gouache ou d’encre.
La pratique de la peinture sur soie et celle de la laque – dans un contexte vietnamien – sont deux apports majeurs à l’art pictural du 20ème siècle.
Nguyen Phan Chanh est âgé de 39 ans lorsqu’il exécute cette somptueuse soie. L’année précédente, il a obtenu son diplôme – au sein de la première promotion – de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi.
La « Vendeuse de Bétel » nous montre un peintre au sommet de son talent : honorer les « petites gens », les petits métiers qui les font vivre, telle est l’ambition essentielle du peintre : figer un monde âpre mais sain. En vanter la valeur. Mais aussi la saveur : Phan Chanh est un épicurien de la simplicité. Identifiée, située, célébrée.
Pour mieux appréhender sa démarche son journal intime nous renseigne. Là il n’y évoque pas notre tableau mais la célébrissime « Laveuse de légumes » exécutée cette même année 1931. Pour autant les mots dont il use nous expliquent sa démarche :
« Sortant pour peindre au lever du jour, j’avais l’habitude de longer rivières et canaux. Un jour, je vis une jeune fille, au bord de l’eau, lavant des légumes, sa chemise blanche, son pantalon noir retroussé, entrevu dans la brume matinale. C’était onirique et vraiment beau. Et j’ai toujours aimé la brume, l’onirisme et les scènes poétiques ».
Nguyen Phan Chanh s’impose aussi par son style si particulier :
Il construit son tableau en utilisant une géométrie de formes et de couleurs.
La géométrie : la verticalité du personnage est réaffirmée par la superposition des boites et le petit banc sur lequel est assise la vendeuse et par le stylet fiché dans le pot de chaux. La pipe à eau, posée sur son trépied (à droite) allège la verticalité.
Les couleurs : le camaïeu marron de gouache et l’encre permettent à l’artiste de créer sa géométrie : le fichu noué, le pantalon dont la représentation est coupée par le bras gauche de la jeune femme forment un triangle aux sommets noirs. La pipe et son trépied, un autre, bicolore. Les boites-auprès desquelles sont figurées noix d’arec et feuilles de bétel-tout en marron, hémisphériques introduisent la sphère au côté du triangle.
Cette construction géométrique habituelle chez l’artiste, fondée sur une pénurie de couleurs voulue par l’artiste est accentuée par le fond laissé nu avec ses deux tons de marron.
La qualité sa calligraphie montre le soin qu’apporte Phan Chanh à son œuvre :
De gauche à droite et de haut en bas, on peut lire:
Après 1933, Nguyen Phan Chanh échoue à devenir professeur titulaire à l’École des Beaux-Arts (alors que Le Pho et To Ngoc Van le deviendront…).
Il retourne (se réfugie ?) dans sa province natale et continue à peindre. Mais son œuvre ne retrouvera qu’épisodiquement le souffle du début des années 30. Pour autant il s’organise une exposition à la banque immobilière d’Hanoi et expose à la SADEAI (Société d’encouragement à l’Art et à L’Industrie) qui, créée en 1934 et disparue en 1939 avait pour objet la promotion des artistes vietnamiens, sous l’égide de l’École. Il se fâche avec Évariste Jonchère (1892-1956) qui succède comme Directeur de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi à Victor Tardieu (décédé en 1937). Jonchère répercute administrativement les nouveaux idéaux du Front Populaire arrivé en France l’année précédente : l’École doit assurer un enseignement, et non promouvoir des artistes indépendants…
En 1945 Nguyen Phan Chanh devient membre actif du Vietminh pour la province de Ha Tinh et s’investit dans la guerre d’indépendance anti-française. En 1955, il devient enseignant à l’Académie des Beaux-Arts d’Hanoi.
Dès lors ses œuvres – comme pour tant d’autres – si elles traduisent une orientation idéologique, certaine seront marquées d’une panne d’inspiration : les « petits métiers » doivent faire place aux grands idéaux. Comme s’il savait que son temps trahissait son passé le peintre semble mettre peu d’entrain à l’illustration du « rêve socialiste », malgré les nominations qui pleuvent…
Il meurt le 22 novembre 1984 à Hanoi et reçoit – à titre posthume – le prix Ho Chi Minh pour la littérature et l’art, la plus haute distinction vietnamienne en la matière.
Notre peinture acquise directement de l’artiste par le Résident Supérieur du Tonkin (1930-1937) Auguste Tholance (1878-1938) et son épouse, Orsolla Guglielmi (1888-1968), magnifiques précurseurs de la peinture vietnamienne s’il en fut, les suivit à Nice lors de leur retour en France. Elle fut ensuite conservée dans la famille jusqu’à sa vente par Christie’s à Hong Kong le 23 Novembre 2014.
Jean-François Hubert