« Nue ». Le Pho. 1931
Mon corps est blanc, ma forme est ronde,
Hô Xuân Huong (morte en 1822) – Le gâteau Trôi. Traduction Lê Thành Khôi
Je sombre et je surnage parmi les eaux et les monts
La main qui me pétrit me donne mon contour
Mais je garde toujours mon cœur fidèle et pur.
Cet extraordinaire tableau est d’une importance historique et artistique considérable et marque une étape fondamentale tant dans le travail de l’artiste que dans la peinture vietnamienne du 20ème siècle.
Lorsque Le Pho peint ce nu – éminemment réaliste – à Hanoi, en 1931, il est déjà un artiste reconnu au sein de sa cité. L’année précédente, il a obtenu son diplôme au sein de la première promotion de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi. Il assiste Victor Tardieu le fondateur-directeur de l’École dans la préparation de l’Exposition Coloniale de Paris où les meilleurs travaux des récents diplômés mais aussi des meilleurs élèves doivent être exposés plus tard dans l’année.
On peut/on doit se poser la question : en cette année 1931 sait-il, imagine-t-il, déjà, qu’il s’installera définitivement en France six ans plus tard, qu’il y rencontrera 15 ans plus tard, Paulette, qui deviendra son épouse, et qu’il y mourra – sans jamais revenir au Vietnam – après y avoir vécu (essentiellement à Paris) plus des deux tiers de sa vie ?
Peindre un nu était tabou et le montrer intellectuellement inconcevable dans la mentalité confucéenne vietnamienne de l’époque.
Pour autant une des matières d’enseignement fondamentales à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi était celle du « nu » suivant en cela une tradition européenne ancienne. Les modèles – tous des hommes – vertement sortis (pour quelques heures…) de la prison située non loin de l’École permettaient aux élèves de conforter l’opinion de leurs professeurs : seule l’exécution d’un nu (dépourvu de tout artifice par essence) permet de jauger la capacité de l’élève.
La représentation du nu reste exceptionnelle dans la peinture vietnamienne.
Dans ce tableau magistral, Le Pho solennise sa rupture avec l’ordre confucéen qui, au Vietnam, n’a rien su produire d’un point de vue pictural. Il s’érige en pionnier : le nouveau monde artistique à Hanoi se construit avec un thème et des outils (huile sur toile…) occidentaux.
Les fleurs dans le vase nous rappellent que la beauté est évanescente et que le temps flétrit tout. Cette femme, une occidentale, nous offre sa nudité plus qu’elle nous la cache, privilégiant de masquer ses seins en une pose ambigüe.
Se cache-t-elle symboliquement pour mieux se démasquer ? Son don d’elle-même est-il si honteux que le voile devient-il un linceul ?
Le Pho reformule l’exotisme. Cette occidentale – au visage si beau et si serein – qui s’abandonne est à lui et à lui seul. La culture française s’est présentée au Vietnam, Le Pho s’en est emparé, l’a remodelée en en faisant un thème d’action et de réaction. De là, la création d’un nouveau monde où les barrières de l’ancien ont disparu et où les frontières du nouveau semblent sans limites. Le vert et le blanc dominants dans l’oeuvre ajoutent à l’austérité du moment. Ici on n’illustre pas, on solennise.
Le Pho aimait tant cette peinture qu’il l’emporta avec lui en France en 1937 pour son second séjour qui deviendra celui d’une vie. Il la conservait dans l’appartement qu’il louait à Paris.
En 1939 la guerre est déclarée entre la France qui soutient la Pologne contre l’Allemagne nazie. Le peintre est volontaire dans l’armée française. C’est lui-même qui me livra l’anecdote : en partant il réassure sa logeuse que le loyer sera payé en son absence faute de quoi elle pourra vendre les effets du peintre (dont notre tableau et la célèbre « Femme du mandarin ») en compensation.
Les transmissions en temps de guerre ne sont jamais aisées… Quand Le Pho, démobilisé, revint tout avait disparu… mais le loyer avait été honoré…
Jean-François Hubert
[…] « La vue du haut de la colline » de la Collection Tholance-Lorenzi ou encore « Nue » de la Collection Tuan Pham parmi […]