La Toilette par Le Pho

16 décembre 2019 Non Par Jean-François Hubert

La peinture du nu au Vietnam est le fruit d’un choc entre deux mentalités : d’une part un confucianisme national, pour lequel cette représentation est inconcevable, et d’autre part le modèle d’enseignement importé de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine (créée à Hanoi en 1924) pour qui la représentation du nu était indissociable – par la difficulté d’exécution (tracé, coloration) qu’elle postulait – d’un apprentissage réel de la peinture.

Très tôt, sous l’égide de Victor Tardieu, le créateur de l’École, les étudiants sont appelés à pratiquer cette représentation du nu, plusieurs heures par jour, pendant les trois premières années d’enseignement.

A cet effet, des prisonniers (volontaires…) étaient extraits de leur prison humide pour « poser ». Bien entendu, aucun modèle féminin n’était convié…

Pour autant, les nus sont rares dans la peinture vietnamienne en général mais aussi chez Le Pho.

Le Pho - La Toilette
Le Pho – La Toilette

Le peintre m’avait confié qu’une de ses motivations pour revenir en France en 1937 était d’approfondir sa connaissance de deux peintres qu’il considérera toute sa vie comme ses réels influenceurs : Matisse et Bonnard et on voit bien qu’il « cite » ici dans son oeuvre le Matisse d’après 1907 faisant obéir la couleur à la composition et le Bonnard d’après 1910 s’exprimant en un nu naturaliste et charnel.

Le Pho adorait ce tableau qu’il avait peint pendant une année difficile : trois ans plus tôt, il s’était porté volontaire (en 1939) dans l’armée française pour combattre l’armée nazie. Depuis sa seconde et définitive arrivée en France en 1937 (après son premier séjour en 1931-32, notamment comme assistant de Victor Tardieu à l’Exposition Coloniale Internationale de Paris (1931), l’artiste a vu avec angoisse la montée du nazisme et son racisme-fondateur accompagner les victoires militaires allemandes.

Démobilisé après la défaite (1940), il expose à Nice où il va se fixer. D’autres expositions ont lieu mais l’atmosphère est lourde, l’occupation allemande est terrible : rafles, déportations, faim, égrènent ce temps maudit qu’il partage avec ses amis Mai Thu, Vu Cao Dam, Le Thi Luu ou le Docteur Doan à qui il offrira ce tableau.

C’est en 1943 qu’il rencontrera physiquement Matisse; l’artiste passe ainsi des reproductions du maître déjà vues à une discussion directe avec lui qui le conduira à éclaircir sa palette.

On comprend donc la force historique de l’oeuvre, fontaine de jouvence dans cette atmosphère pesante, jalon dans l’oeuvre d’un artiste qui aimait les femmes (qui lui rendaient bien…) et qui nous livre ici une extraordinaire représentation de sensualité élégante et de grâce irradiante.

Le noir profond de l’encre de la chevelure contraste en haut à gauche avec les tons doux et volontairement troubles de la bassine et du meuble, nous forçant à découvrir pleinement le corps dénudé, le sein bien figuré et le galbe sensuel du ventre. La main, pudique en bas, est contrebalancée en haut à gauche par l’autre, toute en subtile séduction retenant les cheveux pour – s’il le fallait…- mieux exposer le corps.

L’écharpe blanche qui rehausse plus qu’elle ne cache vient compléter dans une allusion tonkinoise un tableau tout de sensualité qui compte parmi les chefs d’oeuvre de l’artiste.

Jean-François Hubert