Le Pho, c. 1940, « Portrait de Nina Curtis » ou la nostalgie du futur

16 septembre 2025 Non Par Jean-François Hubert

Notre tableau a été très certainement peint en 1940, dans ce qui restera une année tragique, s’il en fut, en Europe, marquée par la guerre, désolatrice et dévastatrice qui impliqua la fin inexorable d’un monde. 

Un monde dont n’a cessé de s’imprégner Le Pho depuis qu’il a choisi de quitter Hanoi et son poste de professeur aux Beaux-Arts, sa maison meublée en Art Déco, louée près du « Petit lac » et de s’installer à Paris trois ans plus tôt, en 1937, après son premier séjour de 1931-32.

Nommé directeur artistique de la section indochinoise de l’Exposition Universelle, il a pu y observer, inquiet, la confrontation symbolique entre les deux Pavillons, le nazi et le Soviétique et contempler, admiratif et triste, Guernica, l’œuvre de Picasso, dans le Pavillon espagnol.

C’est dans ce contexte pesant que Le Pho exécute ce portrait magistral, peut-être le plus subtil de toute son œuvre.

Gouache et encre sur soie 76 X 52 cm

Il utilise un fond qu’il a déjà employé au début des années 30. La gouache s’exprime en une bande beige unie horizontale en haut puis vers le bas à gauche en un ton beige plus clair et en bas à droite en un ton bleuté semblant émaner du fauteuil.

Aucun décor périphérique dont pourtant le peintre est plutôt friand dans ses œuvres. Le Pho alterne et oppose blancs et beiges, établit un contraste entre un personnage lumineux et un fond neutre. On notera un usage modéré de l’encre essentiellement réservé à la chevelure au bois du fauteuil.

La coiffure est stricte, l’expression assurée, soutenue par des sourcils épilés et un léger rouge à lèvres et des yeux légèrement cernés qui ne fixent pas l’artiste.

Pas de sourire. La main — on notera que Le Pho soigne particulièrement celles-ci dans ce portrait — droite posée sur l’accoudoir, la gauche avec une alliance à l’annulaire gauche dans un geste atypique.

Un collier à 3 rangs de perles fines que l’on surnomme communément le « collier de la Reine » et une robe en mousseline de soie brodée confirment le haut statut social de la dame comme le siège français d’époque régence ou début Louis XV avec son haut dossier et ses accotoirs en retrait (qui permettaient aux robes à vertugadin de gagner en ampleur, une fois la dame assise…)

Le siège est recouvert d’un beau damas de soie brodé. Sur le dossier un vison doublé de soie rouge… 

Tout ici est d’une sophistication extrême, la réunion d’attributs d’un haut rang social.

Pourtant, la position assise de notre dame surprend car elle est assise sur l’accotoir du fauteuil comme si elle ne voulait pas consentir à son statut trop vite établi.

Il existe un dessin, manifestement préparatoire à notre œuvre, signé (sans cachet) et daté de 1940, de dimensions inférieures (64.5 x 42.5 cm contre, ici, 76 x 52 cm). 

Outre confirmer notre datation (si l’on admet la simultanéité relative d’exécution des deux œuvres) ce dessin confirme la volonté première de l’artiste d’évoquer principalement la puissance de l’expression du visage, la description du vêtement et du dossier du siège. Inversement on nxtotera l’absence de certains détails comme le collier.

Si l’identité de la dame demeure incertaine, il semble plausible sur la foi de renseignements familiaux qu’il s’agisse de la première épouse de Ralph Wormeley Curtis Jr (1908-1973), Césarine Amélia Marie Harjes (1899-1949) (mariés en 1930). Précisons que « Nina » était un surnom familial, tout comme pour Ralph Jr, qui se faisait appeler « Bino ».

Plausible également que le tableau ait été peint non pas à la Villa familiale Sylvia, au Cap Ferrat, vendue en 1936 mais au Palazzo Barbaro, à Venise où Ralph Jr. et son épouse vécurent principalement. L’histoire de la peinture vietnamienne s’écrit petit à petit et nul doute que le futur nous apportera des éclaircissements. Rappelons pour mieux situer encore notre tableau que les grands-parents de Ralph Jr., Daniel et Ariana Curtis, achetèrent et restaurèrent en 1885 ce sublime palais Renaissance sur le Grand Canal à Venise. Ce lieu magique devint rapidement un centre de la vie artistique et littéraire, notamment pour les Américains expatriés.

Henry James y séjourna fréquemment ; Robert Browning y donna des lectures de poésie. Par ailleurs Claude Monet peignit le Palazzo Contarini-Polignac sur l’autre rive du canal ; Bernard Berenson, Isabella Stewart Gardner, la princesse héritière Victoria, future impératrice d’Allemagne, et la reine Louise de Suède fréquentèrent ses pièces magnifiques.

Dans cette magistrale œuvre, Le Pho, s’il n’est pas encore réellement influencé par Bonnard et Matisse, s’inscrit comme l’héritier des Primitifs flamands qu’il admirait tant. Continuateur ici de l’art du portrait, genre majeur, qui quitte le religieux pour le profane en cherchant à faire apparaître la psychologie des modèles.

C’est un monde brillant dont témoignent ce portrait et son histoire qui disparaît. L’artiste le ressent passionnément et tragiquement. Celui de Nina Curtis mais aussi le sien comme il l’a déjà expérimenté très tôt au Vietnam, lui le fils du Vice-Roi du Tonkin. 

Une nostalgie du futur. 

Il y a tout cela dans cet époustouflant portrait.

Jean-François Hubert