« La Vaccination » ; « La Tonkinoise » ; « La Vietnamienne A l’Enfant ». Victor Tardieu. c.1925
Les plus belles épopées sont toujours le résultat du hasard et de la nécessité. Tardieu ne fait pas exception à la règle.
Lorsqu’il arrive à Hanoi le 2 février 1921, c’est un homme de cinquante ans qui, l’année précédente, vient de recevoir le Prix de l’Indochine. Ce Prix consistait en un financement du voyage aller-retour, de France au Vietnam, et en un défraiement total pour parcourir l’Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos). En retour, le lauréat devait présenter à son retour en France un ensemble d’œuvres illustrant ces pays.
Il est alors un peintre reconnu en France, spécialisé – dans un premier temps – dans la conception de vitraux pour les églises et les monuments publics. Dix-huit ans plus tôt, il avait reçu le Prix National pour une œuvre de grande dimension (4,05m x 4,80m) représentant une équipe de travailleurs sur un chantier. En 1914-1918, il a courageusement fait la guerre où il est devenu expert en camouflage.
Le décor est mis en place : un homme de talent, aux techniques éprouvées, capable de réaliser des œuvres monumentales, conscient des réalités sociales, ayant vécu la dureté de la guerre et désireux de découvrir un monde nouveau : l’Asie.
Mais le 2 février 1921, Tardieu ne s’attend pas à ce que son voyage se transforme en épopée : la création de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine. Il y mettra toute son énergie jusqu’à sa mort à Hanoi en 1937. Sa réussite sera exceptionnelle car son école permettra l’éclosion de talents extraordinaires qui honoreront l’histoire culturelle vietnamienne du XXe siècle.
En effet, le 6 juin 1921, quatre mois après son arrivée, Tardieu se voit confier par le Gouverneur Long la réalisation de divers ensembles décoratifs, dont une huile monumentale pour le panneau de fond du Grand Amphithéâtre, situé au rez-de-chaussée de l’Université de l’Indochine à Hanoi.
Il fallut plusieurs années à Tardieu pour réaliser cette commande de 160 m2 qui a nécessité de longues et complexes recherches de documentation et de construction proprement dite. Au premier plan, Tardieu choisit de placer les personnages vietnamiens et plus loin derrière plusieurs fonctionnaires ou personnalités français tandis que dans les fonds se montre un Vietnam industrieux.
Pour réaliser son projet, Tardieu commence par une série de dessins (exécutés entre 1923 et 1925; voir celui ci-dessus de grande dimension (77,5 X 54 cm ) ; ensuite une série de peintures (entre 1925 et 1927) comme les trois évoquées (dont la taille moyenne est de 110 X 85 cm) ici représentant les personnages principaux décrits dans la fresque (Pour plus de détails on se reportera à: Jean-François Hubert dans Arts du Vietnam, la Fleur du Pêcher et l’Oiseau d’Azur, p152-183). Après avoir défini « ses sujets », il les repeint sur la grande fresque (160m2) pour composer ce qui se révèle être une ode au progrès.
Certains commentateurs – superficiels – purent voir dans cette œuvre ce qu’ils appellent un message « colonial ». Nous ne discuterons pas ici ce que nous qualifieront de « poncif ».
Contentons-nous de distinguer sur le portail du Cong Tam Quan, éminemment vietnamien, sur deux colonnes, les phrases suivantes écrites en chinois : « Les élites sont l’essence du pays. L’université est le fondement de l’éducation. »
En outre, au bas de l’œuvre, une phrase latine est inscrite : « Alma mater, ex te nobis, dignitas, libertas, Felicita » (Mère suprême, c’est de toi que nous recevons la dignité, la liberté et le bonheur).
Cette immense composition, est une ode à l’éducation et au progrès, libérateurs, offre l’image de l’amour, de la féminité et de la jeunesse vietnamienne, parmi d’autres thèmes. Tout cela témoigne de l’amour de Tardieu pour le Vietnam.
Nos trois tableaux précisent parfaitement l’état d’esprit de Tardieu. On remarquera par ailleurs que leurs figures sont situées une en bas à gauche et deux en bas (plutôt) à droite du grand tableau. Celui-ci fut achevé et installé le 5 juillet 1928.
– « La Vaccination » : pour Tardieu (comme pour tout un courant vietnamien à l’époque) ce n’est que par la rencontre de l’Ouest et de l’Est que le Vietnam progressera. Ici, et tout au long de sa vie, Tardieu glorifie l’essence du Vietnam. Il n’évoque pas une complémentarité subjective mais une supplémentarité objective. De même que l’utilisation de la peinture à l’huile sur toile va libérer les jeunes talents de la peinture vietnamienne, le progrès scientifique – la médecine en l’occurrence – doit libérer le Vietnam des ravages de la « misère ». Tardieu rappelle le rôle important joué par Pasteur, Calmette et Yersin entre autres. Mais ici, c’est un médecin vietnamien et non français qui injecte le vaccin à une belle et gracieuse jeune tonkinoise. Avec l’aide intellectuelle de la France, le Vietnam doit prendre en main son propre destin. Le signe d’un avenir radieux est illustré par l’enfant qui attend, en confiance, tenu par, probablement, sa mère,
– « La Tonkinoise » porte son chapeau traditionnel et irradie de grâce malgré la dureté de la tâche. Sa main gauche, à la fois belle et ferme, montre et symbolise la force des femmes vietnamiennes telle que nous la connaissons depuis les sœurs Trung. Cette femme, qui vient vendre ses produits au marché, n’abandonne pas sa féminité et rayonne d’élégance
– « La Vietnamienne à l’Enfant » aussi toute de grâce et de simplicité, est vêtue d’un simple habit traditionnel. Sur le grand tableau, on comprend qu’un médecin, Vietnamien toujours, ausculte son enfant.
Le point commun aux trois représentations est l’observation passionnée mais réaliste de Tardieu, qui scrute autant qu’il honore ses modèles.
Peintre classique, éducateur hors pair, amoureux passionné du Vietnam, Victor Tardieu restera dans l’histoire de l’art comme le créateur de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi. Ses élèves, à jamais reconnaissants lui témoigneront tout au long de leur vie, fidélité et respect. On peut même penser que sa mort en 1937 fut pour certains d’entre eux, celle d’une certaine idée du Vietnam.
Ses dix-sept années (il meurt à Hanoi en 1937) de dévouement total à l’art vietnamien le consacrent non seulement, brillant professeur dans « son » école, mais aussi apôtre du talent.
Jean François Hubert