Vu Cao Dam – Composition, 1984
Vu Cao Dam était issu d’une famille de lettrés. Son père le mandarin Vu Dinh Thi (1864-1930) – fondateur et directeur, sa vie durant, de l’École des Interprètes d’Hanoi qui formait en français les administrateurs publics vietnamiens -, exigea de lui une excellente formation en langue français. Notons que son père était par ailleurs un parfait connaisseur de la langue et de l’écriture chinoises, ce dont semble avoir bénéficier le peintre qui témoignait d’une belle calligraphie chinoise alors que ses compagnons Le Pho et Mai Thu étaient dirons plus… hésitants.
Maîtrisant donc parfaitement la langue française. Le choix du titre Composition qu’il donne à son œuvre, affiché, (il l’écrit lui-même au dos de la toile) doit nous questionner.
Le dictionnaire Larousse qui en 1984 (avec le Robert) reste la référence nous en propose plus d’une dizaine de significations. Contentons nous de remarquer qu’en français le mot « composition » peut désigner au moins quatre concepts différents si l’on veut évoquer un montage, une typographie, une dissertation, une musique. Le sens change selon l’aspect technique, typographique, académique ou musical que l’on veut évoquer.
Seul ce titre polysémantique pouvait nommer la démarche : dans cette œuvre majeure, le peintre réussit ce que seul l’art peut créer avec succès : un syncrétisme talentueux. Le tout en un grand format (113 cm x 145 cm) rare dans l’œuvre du peintre.
Composition est une ode qui célèbre en touches successives et subtiles un concert dans un intérieur.
Nous sommes là dans la magnificence de la « Période Findlay » du nom du galeriste américain qui lui offre un contrat en 1963 et qui expose cette toile dans une de ses galeries, à Chicago en 1985.
On peut identifier six personnages : de gauche à droite, un homme et une femme assis jouant au jeu de Go; trois musiciennes, l’une assise jouant du dàn tranh (cithare), deux autres debout, l’une jouant du dàn ty bà (sorte de luth) , l’autre du sáo (flûte à vent) Enfin, tout à droite, on identifie une chanteuse. Associée des instruments de musique, elle illustre le câm, ky thi, hoa, c’est-à-dire les quatre capacités que toute personne cultivée doit pouvoir socialement présenter : selon les us du Vietnam traditionnel on doit savoir jouer d’un instrument, performer au jeu de Go, composer des poèmes et savoir peindre.
Quatre des sens du terme « composition » :
Un paravent (le second meuble dans la pièce outre la table basse elle-même aussi rectangulaire) qui pourrait être de laque, est figuré au fond sur la gauche en trois panneaux. Réminiscence (par son thème même qui évoque la moyenne région tonkinoise) du peintre à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi dont il sort diplômé dans la deuxième promotion en 1931 (avec notamment Tô Ngoc Van), il sert à confiner la scène sur ses six acteurs.
Le peintre s’auto-cite (avec un clin d’œil ?) en faisant figurer sur le mur à droite un kakémono représentant un de ses thèmes majeurs (« Divinité »). En dessous un haut vase bleu (à décor Fa-Hua chinois?) contient des branches de hoà dào (fleur de pécher) qui symbolisent le Têt (nouvel an vietnamien) car elles fleurissent à cette époque de l’année.
Tout est baigné dans une délicieuse, sophistiquée et maîtrisée atmosphère adoucie encore par les douces couleurs des ao dai et les coiffures traditionnelles des femmes. L’homme, seul, à la tunique et au chapeau tonkinois profite plus d’instant qu’il ne domine une situation.
53 ans après qu’il eut quitté un pays dans lequel il ne reviendra plus jamais, Vu Cao Dam nous offre ce qui apparaît, en 1984, comme un Vietnam mythique célébré par un grand humaniste.
On pense à Cao Ba Nha (mort en 1862) et à quelques vers de son poème « La fuite errante » :
« L’âme nostalgique erre loin du foyer natal
Ballotée entre les crêtes et les creux de la vie »
Jean-François Hubert