Hoang Tich Chu, 1981, « La jeune femme au repos », ou l’ambiguïté nécessairement rattrapée par l’ambivalence
Notre laque sur panneau signée et datée « htchu 1981 » (en bas à droite) est accompagnée d’autres œuvres du même artiste.
Une technique mixte sur papier également signée et datée « htchu 1981 » en bas à droite (les deux œuvres sont de même dimension (42 x 52 cm)).
Et une encre sur papier et crayon de dimension inférieure (16 x 24 cm), non datée et non signée mais que l’on peut, stylistiquement, dater de cette même année 1981.
L’ensemble illustre non seulement l’extraordinaire talent d’un des plus grands artistes de la laque vietnamienne, mais nous renseigne plus précisément aux plans technique et esthétique.
Au plan technique, nous comprenons mieux comment pratiquait Hoang Tich Chu et les peintres-laqueurs de son temps.
Tout d’abord, l’exécution d’une encre rehaussée de crayon, sur papier : une esquisse qui trace les grandes lignes du personnage, de la composition et les proportions.
Ensuite, le sujet est repris au crayon et au fusain sur un papier-calque quadrillé aux dimensions exactes de l’œuvre à venir. L’utilisation du papier-calque permettra de reproduire le dessin sur le panneau à laquer.
L’étape suivante consistera en un lent processus d’application de couches successives de laque, en respectant à chaque étape une période de séchage, dans des conditions d’humidité adéquates.
Le travail est précis, méticuleux, partant du noir et blanc pour aboutir à une symphonie de couleurs, menée par les pigments subtils de la laque.
Les différentes étapes de l’exécution de l’œuvre apparaissent en comparant les trois œuvres.
Si l’artiste s’en tient strictement à la position initiale de la femme allongée sur sa natte, la forme de l’oreiller s’est arrondie, la natte précisée, tandis qu’apparaissent une cloison à motifs de losange, une tenture, un éventail, un bouquet de fleurs et une fleur isolée.
L’artiste applique, en triangle, de la coquille d’œuf sur la tunique de la femme, le manche de l’éventail et la tenture, éclairant ainsi le visage de la jeune femme.
Restent à venir les couleurs de la laque, fruit des pigments employés mais aussi de leur évolution au rythme de leur application et du milieu ambiant. Une incertitude qui plaisait tant à Alix Aymé dont nous ne nous lassons pas de reproduire les propos (L’Illustration, 1949) :
« Une si magnifique matière, une si prodigieuse merveille de perfection et d’éclat suppose, quel qu’ait été le ton des artistes qui la créèrent, une soumission patiente à ses exigences. S’il y a une technique qui exige du peintre un don de lui-même, c’est bien la laque. »
Au plan esthétique, il est d’abord important de remarquer que, et c’est exceptionnel dans son œuvre, l’artiste ne prend pas pour modèle l’amour inconditionnel de sa vie, son épouse, la mère de leurs 7 enfants, Hoang Tuyet Trinh (1918-2012). Le peintre tomba éperdument amoureux de cette belle jeune femme rencontrée à Hanoi, rue Hang Bac. Il l’épousera l’année où il fut admis à l’École des Beaux-Arts d’Indochine dans la XIe promotion (1936-1941).
On la voit ici à Hanoi en 1940.
Elle sera toujours là pour lui, dévouée, énergique, l’aidant à monter son atelier à Hanoi, le suivant dans la province de Ha Bac pendant la guerre d’indépendance rejoignant le Vietminh avec lui. Elle lui donnera 7 enfants.
À travers l’œuvre du peintre, elle apparaît telle un parangon de beauté et d’élégance : distinguée, raffinée, irradiante en ao dai flamboyant, telle qu’on peut l’identifier dans la laque (50X35 cm) datée de 1960, ci-dessous :
Ici la jeune femme est une autre : les traits de son visage nous sont inconnus même au cours de l’exécution l’on peut constater un rapprochement vers les traits de l’épouse. Son corps, surtout, apparaît plus massif. Un choix esthétique que la famille du peintre explique par un voyage en Pologne, pays « frère-communiste » en 1955. Le peintre en rentre fasciné – en autres…- par la corpulence des femmes qui contraste fortement avec celle des Vietnamiennes. Hoang Tich Chu conservait une photo de lui (ci-contre à Varsovie en 1955), entouré de ces femmes qu’il jugeait « rondes » Une photo qu’il aimait montrer à ses visiteurs, se délectant des différences exotiques, ici morphologiques avec son Vietnam natal. On notera comment ces dames polonaises enserrent notre peintre un peu… figé.
Notre jeune femme s’éloigne des canons classiques de la distinguée Hanoïenne, un peu distante, en ao dai. Elle est vêtue sim plement, détendue, dépliant sa jambe gauche, son pied venant saturer le coin en bas à gauche de l’œuvre. Son visage, aux joues rouges, n’exprime pas l’habituelle séduction un peu hautaine des femmes génériques de Le Pho, Vu Cao Dam, Mai Thu par exemple mais une sorte de vulnérabilité. Son rouge à lèvres, ses yeux maquillés, ses sourcils épilés, traduisent une coquetterie presque timide que vient soutenir le vernis à ongles des doigts et orteils et la pince à cheveux rose, évoquée par le peintre dès la première esquisse.
Le fond accumule 11 éléments décoratifs dont 3 losanges si l’on accepte celui à gauche semi-caché.
Une lanterne de bois, fixée au mur et dont on ne voit que le bas, veille sur son prélassement sur un lit dont une fine natte adoucit la dureté.
Sa tête est calée sur un oreiller dont le peintre a modifié la forme entre son dessin d’origine et la description finale : une rondeur confortable l’a emporté sur la fermeté cubique. Ce que l’on observe « en direct » sur la deuxième version.
Un bouquet de dahlias occupe le premier plan. Une des fleurs en a été détachée. On remarquera que ni le bouquet ni la fleur ne figurent dans la composition préliminaire. La fleur isolée est même absente dans l’œuvre intermédiaire. Un rajout tardif, d’autant plus surprenant que le dahlia est peu présent dans le répertoire vietnamien. Cette hoa thược dược (« fleur qui pousse vite ») symbolise l’amour fondateur. Les fleurs comme l’éventail sont à distance de la jeune femme, incongrus, car sans utilité immédiate. La jeune femme vient-elle de recevoir ce bouquet, en a-t-elle extrait juste une fleur pour la respirer ? Son visage, aux joues rouges, semble avoir du mal à cacher un émoi.
Hoang Tich Chu a peint cette laque dans sa belle maison coloniale française qu’il occupe depuis 1956, construite sur les plans de l’architecte français Lagisquet. De ce 13 de la voie 255 on peut longer le marché Ngô Sy Liên, passer devant la gare se promener dans le Temple de la Littérature : plus que des lieux, des présences dans ce Hanoi magique.
Notre laque traduit une confrontation entre une ambiguïté et une ambivalence. Que ressent Hoang Tich Chu ?
En 1981, 9 années ont passé depuis la mort au combat dans le Quang Tri d’un de ses fils et depuis le bombardement d’Hanoi, 6 depuis la « réunification » , 3 depuis l’invasion du Cambodge contre les Khmers rouges, 2 depuis la riposte chinoise stoppée non loin d’Hanoi.
En 1980, en décembre, la première constitution de la « République Socialiste du Vietnam » a été promulguée. Elle affirme dans son article 2 que le pays est un « État de dictature du prolétariat »… Mais l’année suivante, en mars, le 5e congrès du Parti communiste Vietnamien remettra en cause la gestion économique du pays.
Quel bilan, lui, le fils de Hoàng Tích Phụng- ancien gouverneur et l’un des acteurs du Đông Kinh Nghĩa Thục en 1907- tire-t-il de sa vie ?
Le peintre et l’homme s’accordent-ils ?
Lui, le frère cadet du journaliste homonyme, lui, le frère aîné du dramaturge Hoang Tich Linh, du docteur Hoang Tich To et du scénariste Hoang Tich Chi, d’une famille si brillante où tout se questionne, même une cause politique, se révèle-t-il un artiste ambigu ou un homme ambivalent ?
L’ambiguïté c’est la dualité ou la pluralité de significations possibles. « Un halo de sens dans la nuit du réel » comme la qualifie André Comte-Sponville.
L’ambivalence est une dualité, une opposition de valeurs ou de sentiments réels. Une possibilité contre une opposition.
Notre « Jeune femme » ne tranche pas.
La grandeur d’un artiste est de délibérément confondre la signification et le sentiment, de refuser le choix entre la possibilité et le réel.
C’est en cela qu’il nous faut accepter leurs trahisons, leur mémoire vacillante.
Comment ne pas croire que Hoang Tich Chu qui s’était vu imposer de brûler ses œuvres qualifiées de « bourgeoises décadentes », 25 plus tôt, ne jette pas dans cette laque une bouteille à la mer.
Quand l’ambiguïté est rattrapée par l’ambivalence : la valeur contre la signification.
Jean-François Hubert
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