Le Pho, « Les pivoines et l’oiseau », circa 1936, ou l’envol pour la liberté
Par son sujet, son style et sa date, l’œuvre présentée ici apparaît unique et d’une qualité exceptionnelle dans l’œuvre de Le Pho.
Autant le peintre a privilégié la représentation des femmes, des enfants, des fleurs, de quelques paysages, des scènes religieuses, des natures mortes, y compris, une seule fois – sous réserve d’inventaire – des poissons, autant il a peu représenté d’oiseaux. On peut citer, notamment deux œuvres, plus tardives, l’une représentant deux tourterelles, posées sur une barrière en bambou, datable de 1937 illustré (non paginé) dans Waldemar George Le-Pho, Paris 1970, « La Femme au Perroquet » peinte vers 1938 et quelques autres.
Le Pho ne s’est jamais revendiqué comme un peintre réaliste. La nature, sans qu’il ne lui manifeste aucune malveillance, ne lui est inspiration que quand il l’isole à son service. Grand amateur de fleurs, il les veut saisies dans l’instant, dans leur geste. Rien ne dure pour un peintre, encore moins pour Le Pho. Toute la beauté tient dans la brièveté qu’il va saisir en conquérant.
La pivoine a tout pour elle : reine des fleurs – certes après le lotus —, « beauté du soir » des anciens poètes chinois, symbole de la femme chérie et de la beauté féminine et de la prospérité en général.
Massives, entourées de feuilles plus sombres elles occupent l’espace. Le peintre nous guide de gauche à droite et vers le haut vers l’oiseau qui émerge des feuilles et des tiges denses vert foncé en lavis sur une desquelles l’oiseau, un Chim sâu đầu đỏ, un dicée à tête écarlate, endémique à Sulawesi mais que l’on peut trouver au Vietnam, apprécié pour son chant.
Cet oiseau, se pose-t-il ou s’envole-t-il c’est Le Pho lui-même en cette période de sa vie où l’appel vers l’Ouest se fait pressant.
Si les trois périodes (tôt, Romanet, Findlay) du peintre sont facilement identifiables dans leurs grandes lignes, proposer une date précise d’exécution postule beaucoup de subtilité. L’artiste en a peu daté lui-même, en a peu répertorié, vivant son temps sans l’égrener et les listes des expositions avec des titres similaires peuvent engendrer la confusion. En outre, et l’on m’autorisera ici une anecdote personnelle, le peintre lui-même hésitait sur certaines de ses datations : pendant des heures et des heures chez lui et Paulette, son épouse, dans leur lumineux appartement de la rue de Vaugirard à Paris nous avons évoqué le sujet. Épique activité. Y compris quand calmement, il « précisait » les dates du livre de Waldemar George. Le débat est perpétuel en art. Et autorise des inflexions. Paulette s’en sortait toujours en affirmant avec le sourire élégant qui la caractérisait : « Ne me posez aucune question pour avant 1945, je n’en sais rien », 1945 étant la date de leur rencontre…
Néanmoins, plusieurs éléments attentivement pris en compte comme le fond non plus laissé à cru comme au tout début des années 30, mais recouvert d’un lavis marron, comme dans Les Lys, le ton pastel des pigments, le cachet de taille moyenne, le style de la signature calligraphiée et en lettres romanisées, postulent une datation autour de 1936. Une peinture datée de la main de l’artiste en 1942 et exécutée en France montre l’évolution postérieure : Le Pho y modifie subtilement son style en peignant un fond plus hachuré, des lotus et toute une atmosphère générale plus lumineux, et utilise une signature en lettres romanisées assez simple, sans cachet ni caractères chinois.
« Les Pivoines et l’oiseau » reste imprégnée du séjour du peintre à Pékin en 1934 où il visite le Musée National et le Musée du Palais mais aussi certaines collections privées et côtoie au réel les anciennes peintures chinoises.
Le peintre nous offre un oiseau plus détaillé et plus coloré que le reste de la représentation, plus stylisée. Dans un environnement flottant, l’oiseau s’inscrit dans le mouvement, ailes déployées, pattes en extension. La tête écarlate, le bec ouvert pointent le dynamisme.
Le Pho se refuse au symbole dans le symbole: il peint un oiseau réel, de ceux qu’on se plaît à regarder et écouter en voulant retarder leur départ qu’on sait inexorable. L’observateur dira que l’oiseau s’est échappé, l’artiste comprend, lui, messianique, que le vol est libération… Les pivoines s’étioleront, l’oiseau prendra son envol et seule restera l’œuvre d’art.
Le Pho le sait : nul ne peut-être privé de sa nostalgie mais la liberté est la quête absolue de l’existence terrestre.
Les ailes se déploient et l’envol débute. Les deux belles pivoines et leurs 15 bourgeons prometteurs ne le retiendront pas: il volera vers l’Ouest où l’attend son destin, celui d’un artiste en quête d’éternité.
Jean-François Hubert