Do Duc Thuan : « Port sur le fleuve Rouge », 1933, ou une estampe et puis s’en va ?
Né en 1898 à Hanoï, rue Takou, Do Duc Thuan est issu d’une famille confucéenne traditionnelle.
Peu de lui nous est connu jusqu’à l’année 1926, celle de son mariage et de son admission dans la deuxième promotion de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine, à Hanoi – avec Vu Cao Dam et To Ngoc Van, parmi d’autres – dont il sort diplômé en 1931. La même année, quatre de ses œuvres – trois personnelles, une collective (une étoffe, une gouache et encre sur soie une estampe et des panneaux laqués) – figurent à l’Exposition Coloniale de Paris. Dans son « Rapport concernant la participation de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine à l’Exposition Coloniale Internationale de Paris », Victor Tardieu les cite:
- Une «étoffe de soie» (A);
- Et «deux kakémonos: Jonques sur le Fleuve Rouge, peinture sur soie et Port sur le fleuve rouge, gravure sur bois en couleurs» (B);
- En précisant la participation de Le Pho, Le Van Dé et Trang Tran Phenh – des « panneaux de laque » pour le « salon de laque » (C).
Le terme « kakémono » employé par Tardieu est intéressant car il nous renseigne sur la présentation des œuvres lors de l’exposition. Fixées sur un rouleau de papier, lui-même supporté par une fine baguette de bois semi-cylindrique à son extrémité supérieure et fixée au mur. Le rouleau est lesté d’une une baguette de bois cylindrique de diamètre supérieur à son extrémité inférieure, qui permet, en pesant, son déroulement vertical.
Les deux œuvres, la peinture et l’estampe – sont souvent nommément confondues, et, ce très tôt. Tardieu titre bien les deux œuvres mais l’estampe, reproduite (planche IV) dans la brochure « Trois écoles d’art de l’Indochine » éditée par le Gouvernement général de l’Indochine à Hanoi en 1931 est mal titrée : le titre exact aurait du être « Port sur le fleuve rouge » et non « Les barques sur le Fleuve Rouge ».
Dans cette brochure Do Duc Thuan bénéficie d’une large promotion, bénéficiant d’une des 9 planches pleine page d’illustration. Outre l’œuvre de Do Duc Thuan, sont illustrés, planche après planche, une frise collective, une œuvre de Nam Son, deux de Le Pho (une laque et une huile sur toile), une sculpture de Vu Cao Dam, deux grilles en fer forgé du tandem Luu-Dinh-Khai / Vu-Tiên-Chuc, une cheminée sculptée de Georges Khanh et un dessin d’architecture de Tran-Quang-Tran (le futur Ngym) soit 8 artistes exprimant la diversité des créations de l’École. On notera l’ambigüe présence de Nam Son, « moniteur » de l’École mais non élève.
Les coquilles typographiques, les photos inversées, les légendes tronquées, les rajouts malheureux, les corrections non sollicitées…. Des erreurs, minimes, courantes qui sont la source, en histoire de l’art, de polémiques récurrentes (moins qu’en diplomatie, heureusement…). Combien de contestations pour des dimensions mal retranscrites, des couleurs mal reproduites. Ici, dans un document officiel, c’est le titre de l’œuvre lui-même qui est faux.
Presque un signe pour la carrière de Do Duc Thuan.
On notera encore que Do Duc Thuan se voit situé en « 3ème ANNÉE » d’enseignement. Autre erreur car en 1931, il obtient son diplôme, validant ses 5 années d’enseignement.
Enfin, il est des 8 artistes sélectionnés (et des 14 œuvres) pour l’Exposition Coloniale de Rome de 1932.
En 1931, Do Duc Thuan est donc un artiste reconnu et particulièrement promu par Victor Tardieu et l’ensemble des institutions administratives françaises qui l’assistent.
Ensuite, et c’est un paradoxe, sa carrière artistique s‘arrête. Il sort du champ de la peinture et de l’estampe. On le retrouve régisseur à Hanoi, rue Géraud, du théatre « Quang Lac » tout en occupant un poste de président d’une association d’artistes. Il ouvre ensuite deux ateliers de menuiserie, l’un, rue du Coton, l’autre rue Buoi jusqu’en 1946 quand l’explosion d’une bombe tue 20 ouvriers de lui et lui brise une jambe.
Dès lors, il se tourne vers la recherche en médecine traditionnelle orientale, devenant plus tard le président du « Syndicat des Pharmacologues Orientaux du Nord-Vietnam ».
Être artiste est un sacerdoce, une réponse irrépressible à un appel que seule une foi brûlante peut satisfaire.
Manifestement ce ne fut pas le cas chez Do Duc Thuan.
Reste cette belle estampe qui lui suffit pour rester dans l’Histoire.
Nous avons choisi ici un retirage de 1933 de l’œuvre envoyée à l’Exposition Coloniale. Cette version (47,5 X 43,5 cm) comprend des inscriptions, absentes de l’édition de 1931 :
En bas à gauche, elle est signée, (D. D. Thuan) et située (Hanoi) en caractères romains et datée (1933).
En bas à droite, en calligraphie chinoise, deux inscriptions distinctes:
- La première, verticale, 安山杜子, An shan du zi, «vient de la montagne paisible», An shan (An son en vietnamien) étant le surnom de notre artiste;
- La seconde, sous la première à droite, 美 ( měi)术 ( shù): Beaux-arts ; 学(xué)堂(táng): salle d’études se traduit par: « exécuté au sein de l’École des Beaux-Arts ».
Ici encore, les deux styles d’inscriptions en lettres romanisées et idéogrammes chinois portent, symboliquement, non pas le poids mais la charge des bouleversements mentaux du moment où l’identité se cherche entre ressenti et affichage.
L’attrait de l’œuvre tient au choix des tons des couleurs – dans l’esprit de ceux de la gouache sur soie -, à ces personnages anonymes, mécaniques, en groupes au premier plan, aux jonques paisibles au second, tandis qu’au troisième, une jonque prend le vent au large de l’immense Fleuve Rouge. La construction de l’ensemble ordonnée sur le bleu de l’eau du fleuve rafraîchit.
Une douce et forte leçon de l’inanité du sens. La quête ultime. Trop ultime ?
Oui. Une estampe et puis s’en va.
Jean-François Hubert