Le statut public de l’art du Vietnam en France en 2024 : de l’identification fusionnelle d’origine à quelques dérives contemporaines

26 décembre 2024 Non Par Jean-François Hubert

Retrouvez ci-dessous un texte publié dans la revue Le Douanier Francophone.

L’histoire artistique de la France témoigne de la volonté et de la capacité du pays à intégrer les arts étrangers.  

Agréger, comprendre, assimiler, incorporer l’autre artistiquement, s’y fondre même, tel reste le credo de la pratique de l’art en France. 

L’art vietnamien (ou du Vietnam ?…) y tient une place particulière dès le XIXème siècle. On sait que, encore plus tôt, le néerlandais Georg Everhard Rumphius (1627-1702), grand  voyageur s’il en fut, offrit un tambour métallique – manifestement de la civilisation de Dong Son – au grand-duc de Toscane, sans qu’on puisse néanmoins en assurer l’origine (Vietnam  ou Indonésie d’aujourd’hui). Louis Bezacier (1906-1966) dans son classique « Le Viêt-Nam de la préhistoire à la fin de l’occupation chinoise », Paris 1972) nous renseigne plus  amplement (pp 180-185 de son ouvrage) sur l’arrivée en Occident de ces tambours, notamment en France sous Napoléon III. Ensuite et progressivement fut mieux appréhendé ce qui constitue les arts majeurs du Vietnam : outre la culture de Dong Son, celle d’Oc Éo et le Funan, le Champa, certaines céramiques et la peinture du XXème siècle. 

L’art du Vietnam bénéficie d’une vision particulière et unique en France qui tient aux liens prolongés que les deux pays ont connus, au plan des États mais plus encore des peuples eux-mêmes. D’Alexandre de Rhodes (1591-1660), en passant par Pigneau de Béhaine  (1741-1799), de la période de la colonisation (1858-1954), jusqu’à aujourd’hui, rien n’est neutre entre la France et le Vietnam, et la notion de « transfert culturel », sobrement définie par Michel Espagne y trouve là un champ d’investigation infini… 

« Tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une  transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques du passage » (1)

Dans le cas du Vietnam les termes d’« objet culturel » (que nous réduisons ici aux objets  d’art et aux peintures), de « contexte » (ici l’appropriation, la vente et l’achat, l’exportation  et la circulation, sans limite d’inventaire…) de « resémantisation » (l’identification dans le  temps et l’espace) et les « vecteurs historiques » (les écrivains, les archéologues, les historiens, les artisans, les artistes, les collectionneurs, les marchands, les musées, mais peut-être plus encore les populations) trouvent ici toute une signification. 

Oui, il y a une spécificité de l’art du Vietnam en France même si le Vietnam « coincé » au sein de la dénomination « Indo-Chine » proposée par Conrad Malte-Brun (1775-1826) a souffert durablement d’un désintérêt tant l’Inde et la Chine ont pu monopoliser les « vecteurs historiques ». 

Mais la grandeur de l’art chinois, la subtilité de l’art japonais, la solennité de l’art indien, le mystère de la sculpture khmer et le charme de la sculpture thaïlandaise (la liste n’est pas close…) ne côtoient pas la spécificité de l’art vietnamien. Une spécificité issue d’une identification fusionnelle fondatrice qui, si elle ne faiblit pas aujourd’hui, porte néanmoins en germe une déliquescence potentielle dont il faut se prémunir.

I. UNE IDENTIFICATION FUSIONNELLE FONDATRICE ET RÉAFFIRMÉE. 

A. UNE IDENTIFICATION FUSIONNELLE ET FONDATRICE : DES INSTITUTIONS  ET DES INDIVIDUS

Il nous faudrait des pages pour simplement énumérer les institutions de recherche et  d’enseignement créées au moment de la colonisation au Vietnam. Administratives puis « culturelles » (Écoles, Missions, Académies, Associations, Sociétés, etc), toutes furent  essentielles à l’identification de l’art vietnamien. 

En leur sein – principalement autour de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), créée on l’oublie souvent à Saigon en 1898 – des archéologues, des érudits, des sachants, membres  ou rattachés, ont identifié l’art vietnamien existant. D’autres l’engendreront même via l’École des Beaux-Arts d’Hanoi créée en 1924. 

Citons parmi une multitude de talents (chacun d’entre eux méritant une longue notice) Léopold Cadière (1869-1955), Henri Parmentier (1871-1949), Madeleine Colani (1866-1943), Pierre Dupont (1908-1955), Jean Boisselier (1912-1996) – que j’ai eu l’honneur de  bien connaître et qui me confia pour publication un de ses textes les plus importants, 18 mois avant sa mort – mais aussi les vietnamiens Trân Ham Tân (1887-1957) et Nguyen Van Huyên (1908-1975), notamment.

S’ensuivirent des dizaines de livres, d’articles, de notices,  des milliers de pages en français, d’une grande richesse, dont la lecture est indispensable  à quiconque veut étudier l’art vietnamien. Ajoutons les enseignants et peintres Victor Tardieu (1870-1937) et Joseph Inguimberty (1896-1971). 

Ce sont des centaines d’intervenants qui le plus souvent du Vietnam et en français ont créé un répertoire de l’art vietnamien. On trouvera de plus amples renseignements sur le sujet  dans les deux ouvrages cités en bibliographie (2) et (3). 

Parallèlement, tout un ensemble d’objets furent collectés, décrits, classés et exposés au Vietnam dans de somptueux bâtiments ou rapportés en France bien plus comme des  témoignages d’une civilisation qui livre ses mystères que pour alimenter un marché. 

Cette identification persiste de nos jours. 

B. UNE IDENTIFICATION RÉAFFIRMÉE EN FRANCE MÊME. 

Car outre des objets, des artistes issus essentiellement de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi  comme Vu Cao Dam, Le Pho et Mai Thu s’installent définitivement en France dans les années 30. Paris la « ville lumière » est à la hauteur de leur ambition. Leurs œuvres et celles  de leurs condisciples les y ont souvent précédées. L’Exposition Coloniale de 1931, l’AGINDO (Agence économique de l’Indochine), les achats rapportés par les « coloniaux », l’Exposition Universelle de 1937, l’immersion dans le milieu des galeries font que le phénomène d’identification s’enrichit.

L’objet devient sujet et l’art vietnamien se crée aussi en France. Aux confins de la réification et de l’abstraction, du droit du sol et du droit du sang.  Un mélange passionnel, mais tellement bénéfique. Explosif aussi peut-être ? 

Car la déliquescence, entropique, guette.

II. UNE IDENTIFICATION MENACÉE D’UNE DÉLIQUESCENCE  POTENTIELLE CONTRE LAQUELLE IL FAUT LUTTER. 

On connaît la loi de Thomas Gresham (environ 1519-1579) : « La mauvaise monnaie chasse la bonne ».

Le principe s’applique en art. Et le bon art pur du Vietnam n’échappe pas à la menace. J’ai déjà longuement décrit les caractéristiques de celle-ci, exogène et endogène.

La lutte doit être menée contre les dangers cumulés d’une offre fallacieuse et d’une demande biaisée. 

A. LUTTER CONTRE UNE OFFRE FALLACIEUSE. 

Deux exemples serviront d’illustration : celui du fils du célèbre peintre Bui Xuan Phai (1920- 1988), le dénommé Bui Thanh Phuong. 

Celui d’un individu – type que nous nommerons « Stéphane Latanière ».  

Leur point commun essentiel est de proposer une offre viciée à la source en la produisant  pour le premier en la transmettant pour le second. 

Le premier, peintre sympathique, s’est livré très tôt à la pure imitation des œuvres de son  père. On peut le constater en comparant les deux œuvres reproduites ici. 

Celle d’en haut est du grand Bui Xuan Phai lui-même. Vendue chez Christie’s à Hong Kong et qui reste toujours le record du monde pour l’artiste. 

Peinture originale par Bui Xuan Phai

Celle ci-dessous, par le fils.

Peinture par Bui Thanh Phuong
Envers de la Peinture de Bui Thanh Phuong

En 1983, il signe encore au dos de son propre nom même si sa signature frontale conserve plus qu’une ambiguïté. À la mort de son père, il n’y aura plus de signature au dos et ses peintures seront signées « Phai »…

Peintures qui vont se multiplier et se répandre abondamment : certificats de la famille, éditions de livres, constitutions de collections complètes au début vers le Japon et la Corée  puis vers la France vont accompagner. Une prolifique activité dont tout le monde se gausse  au Vietnam et qui ne dupe que quelques benêts. Mais comment y résister ? 

Ce qui aurait pu rester une escroquerie locale s’est internationalisée facilement. 

En France l’offre fallacieuse nécessite des « Stéphane Latanière ». Celui-ci, professeur d’université, spécialiste d’un domaine totalement étranger à l’art vietnamien a l’habitude d’enseigner le français au sein d’un institut public lié aux universités publiques française et vietnamienne (« découverte de la Baie d’Halong incluse » (sic)). 

Notre enseignant rapporte dans ses valises outre des croûtes (rien de grave), ce type de faux (plus grave) et les vend dans des ventes publiques dont il est… l’expert. Certes les Commissaires-Priseurs pour lesquels il « officie », ne sont pas les plus brillants de la  profession mais leur degré de vigilance pose question. Ce n’est plus là « tombé du cul du camion » (une revue pour francophones me pardonnera l’expression..) mais « glissé de la valise ».

« Idiot utile » ou crétin superflu notre professeur nuit gravement à la crédibilité de l’art vietnamien. 

B. LUTTER CONTRE UNE DEMANDE BIAISÉE. 

Le biais, en France, découle de plusieurs facteurs, tous négatifs. 

D’abord l’offre fallacieuse est soutenue par tout un réseau de personnes qui doivent  financièrement en vivre. Ici pas de cause comme pour les aînés cités plus haut mais la  nécessité d’un emploi. Ensuite nos institutions subissent un entrisme réel de ce qui pourrait  devenir un gang du faux. Enfin, tous ces personnages malsains bénéficient de l’absence de  connaissance dans le domaine.

Pour cela ils saturent à leur profit les réseaux sociaux, fréquentent de manière quasi-obsessionnelle les lieux de vente, enchaînent les mondanités. Une pratique primitive mais parfois efficace du soft power. Le phénomène n’est  pas récent : une exposition dans un musée public en 2012 où la commissaire d’exposition faisait la promotion à Paris – financée par l’argent public – de sa propre collection, en reste le parfait exemple. 

Toutes les institutions sont menacées, publiques ou privées. 

CONCLUSION : LE DOUANIER, UN GARDIEN VIGILANT. 

On le voit, la France, lieu essentiel d’inclusion de l’art vietnamien et principalement de sa peinture, est aussi la place d’un trafic qui, s’il n’est pas encore très grave, est insidieusement malsain. 

Ce qui reste une épopée quasi-unique, l’union créatrice de deux cultures, se trouve menacé  par quelques individus qui, parce que nous faisons souvent preuve de faiblesse à l’intérieur  de nos frontières, souillent le sanctuaire d’un art magnifique. 

Il y a pourtant, en art, une surface-pays apaisée derrière la ligne-frontière. La Douane,  gardienne de la frontière est ainsi garante de nos choix.

C’est l’honneur du douanier d’en être le défenseur vigilant. 

Jean-François Hubert