Le Pho, « Élégante à la tasse de thé » , 1938-40, la madeleine de Proust hanoïenne et « L’Édifice immense du souvenir »
C’est aux alentours de 1938-40 que Le Pho peint à Paris – il y est revenu en 1937 – cette « Élégante à la tasse de thé », une gouache et encre sur soie de dimension moyenne (37x 29 cm).
L’artiste a choisi des couleurs majoritairement pâles, réminiscence de ses huiles sur toile exécutées plus tôt dans la décennie à Hanoi. Comme un refus ésotérique de la couleur forte et la volonté de nous plonger dans une atmosphère éthérée.
Des couleurs majoritairement pâles mais nuancées.
En témoignent le beige de l’ao dai, celui, teinté de noir d’encre diluée, du fond, celui plus clair du visage et des mains ; le blanc de la coiffe, du foulard, de la théière à décor végétal, du réchaud en terre cuite, des volutes de vapeur et de l’intérieur du bol et de l’intérieur de la soucoupe.
Le peintre use du noir des cheveux et d’une partie du plateau de la table pour orienter fermement notre regard vers le visage de la femme et ses mains, l’une tenant le bol de thé, l’autre faisant confluer vers elle les effluves du thé. La femme se penche vers le bol, comme une soumission imparable.
Le marron des parois externes du bol et de la coupe, est la seule touche réelle de couleur au sein de ces camaïeux clairs qui rendent diaphanes tous les éléments décrits. Toute la réalité physique des autres objets. Tous serviteurs de l’évènement : le humage du thé.
Tous les éléments de l’élégance hanoïenne que Le Pho a sans cesse décrits, l’ao dai, la coiffe, le foulard, la table en bois dur et noir, la théière aux motifs végétaux, le réchaud tout simple à bougie, le petit bol marron qui enchasse le thé, la coupelle également marron. Mais l’élément essentiel ce sont les émanations du thé dont Le Pho exagère les volutes. Un thé que nous postulerons du Thái Nguyên, le meilleur, que l’on récolte au nord d’Hanoi. Qui nous contredira… ?
Ce qui est plus inhabituel chez le peintre c’est l’extrême sensualité quasi-extatique du visage de la femme, ressentant encore plus que sentant le breuvage. Une cristallisation.
Marcel Proust, a sublimement décrit – dans l’absolu – cet instant :
« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ».
Tous ces mots, magnifiques, s’appliquent à Le Pho : la madeleine de notre belle hanoïenne, ici, c’est le bol de thé.
L’effet décrit par Proust, illustré ici par Le Pho, s’inscrit dans le phénomène de la mémoire involontaire : la réminiscence provoquée par la madeleine ou le thé ne vient pas d’un effort conscient à se remémorer tel ou tel souvenir. En outre, le narrateur et le peintre ne se doutent pas que la madeleine ou le thé qu’ils vont déguster vont faire renaître des souvenirs oubliés.
Proust nous précise que : « Les renseignements que la mémoire volontaire donne sur le passé ne conservent rien de lui ». Ce sont « l’odeur et la saveur » qui structurent « l’édifice immense du souvenir ». Ici le goût et l’odeur du thé. Et une tante qui ne se prénommait pas « Léonie », un lieu qui n’est pas Combray.
Le Pho, à Paris, en ces années 1938-40, se remémore son Tonkin natal et les années passées. Il n’exprime aucun regret. Ce tableau d’une femme émancipée, qui jouit d’elle-même, c’est celui de l’universalité, cette vérité, quel que soit le lieu, quel que soit le moment. Cette universalité que l’on ne peut contester que si l’on ment, ou qu’on se trompe.
L’art a toujours eu beaucoup de mansuétude pour ceux qui se trompent et beaucoup de sévérité pour ceux qui lui mentent.
Car si l’universalité est la vérité, cette vérité est, aussi, éternelle.
Proust et Le Pho, deux galaxies un même univers.
Jean-François Hubert
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