Le Pho « Paysage du Tonkin », 1932-1934, où le choix du rêve contre la souvenance
« Paysage du Tonkin », est une laque sur panneau de dimensions exceptionnelles (201 x 80cm pour chacun des trois panneaux soit un total de 201 x 240cm). Plus grande laque connue exécutée par le peintre entre 1932 et 1934, il fut offert en cadeau de mariage, à Hanoï en 1935, à François Lorenzi, beau-fils et fils d’Auguste Tholance, « Résident supérieur du Tonkin » et de son épouse Orsolla.
Exceptionnelle artistiquement et historiquement, sentimentale aussi, l’œuvre est apportée en France, lors du retour des époux Tholance en 1937. Elle fut méticuleusement conservée dans la famille à Nice, pendant des années. Ce fut un merveilleux choc émotionnel et esthétique pour moi de la découvrir, au début des années 2000, dans le bel appartement lumineux de cette famille à Boulogne, la commune limitrophe de Paris.
Allergique à la résine utilisée pour la fabrication des laques, Le Pho, installé définitivement en France en 1937 – où les conditions d’humidité nécessaires à l’exécution de la laque s’avèrent difficiles — abandonnera rapidement la matière pour se consacrer à la gouache et encre sur soie et dans une moindre mesure à l’huile sur toile (qu’il reprendra hardiment pendant sa période Findlay).
Ses œuvres en laque sont extrêmement rares et essentiellement identifiées dans des collections privées : Une boîte, exposée au musée royal de Mariemont dans le cadre de l’exposition « La fleur du pêcher et l’oiseau d’azur » en 2002 (Catalogue p. 162, N•9.06) offerte par Le Pho en 1930 à Victor Tardieu, directeur de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine à Hanoï ; Un paravent intitulé « Paysage Tonkinois, Sai-Son, Province de Son-Tay », exposé à l’Exposition coloniale de 1931 à Paris et reproduit dans l’ouvrage « Trois Écoles d’Art de l’Indochine » publié à Hanoï en 1931. Un autre paravent en laque, exécuté vers 1935, titré « Éternités« , également anciennement dans la collection Tholance-Lorenzi, plus un autre très similaire. On peut également évoquer « un petit paravent en laque d’or « Oies sauvages et aigrettes » que nous cite Victor Tardieu dans son rapport concernant la participation de l’École des Beaux-Arts à l’Exposition coloniale de Paris en 1931.
Parlons d’abord de ces personnages, ce couple Tholance-Lorenzi, rassembleurs avec goût et pré-science d’une magnifique collection.
Elle, Orsolla Guglielmi (1888-1968), née à Piazzali, un petit village de Corse, épouse en 1908 en premières noces Paul Lorenzi, envoyé au Viêt Nam en 1905 en tant qu’Inspecteur des Douanes. Un fils (qui deviendra Premier Président de Cour d’Appel) leur naît à Hanoï en 1909. Paul Lorenzi meurt à la guerre de 1914-1918. Au début des années vingt, la « veuve Lorenzi » rencontre Auguste Tholance (1878-1938).
Lui, Auguste Tholance, arrivé au Viêt Nam en 1900, est sur la voie d’une carrière prometteuse de fonctionnaire français. Il est aussi veuf et père de deux enfants. Déterminés à laisser derrière eux leurs douleurs, ils se marient et vont mener de conserve une quête existentielle qui s’accompagne d’une vibrante passion pour l’art et de la volonté de mieux comprendre la culture vietnamienne. Dans les années 20, au Vietnam, l’étude de l’art est en pleine effervescence : Henri Parmentier a déjà publié son « Inventaire descriptif des monuments chams de l’Annam« , Jean-Yves Claeys fouille Tra-Kieu, Louis Pajot découvre Dong Son, les céramiques dites “Tan Hoa » sont décrites par Pouyanne. Autant d’initiatives qui suscitent l’enthousiasme, stimulent et interrogent le couple Tholance-Lorenzi. Ils commencent par collectionner les céramiques des périodes Ly et Tran, sont fascinés par l’art Cham et Khmer.
Orsolla Tholance encourage le gouverneur général Merlin à signer l’arrêté du 27 octobre 1924 officialisant la création à Hanoï d’une « École des Beaux-Arts d’Indochine« , sous l’égide de Victor Tardieu. Au fil du temps, cette institution se révélera comme le foyer d’origine des artistes vietnamiens qui marqueront leur siècle.
Au fil du temps, Auguste Tholance, devient, en 1930, gouverneur de la Cochinchine puis Résident supérieur du Tonkin de 1931 à 1937. Pendant toutes ces années, Orsolla et Auguste Tholance développent une profonde compréhension des artistes, suivant leurs expositions, promouvant leur travail et acquérant nombre d’œuvres majeures de – notamment – Nguyen Phan Chanh « La vendeuse de bétel« , 1931 et Le Pho dont une somptueuse Nguyen Tuong Lan et Lê Yen. Mais Le Pho a leur préférence. Une relation quasi-familiale s’installe. Orsolla Tholance devient la marraine civile de Le Pho qui lui-même sera le parrain religieux d’un de ses arrière-petits-fils.
On ne soulignera jamais assez la modestie et l’enthousiasme de ces collectionneurs « coloniaux », premiers soutiens et acheteurs des peintres vietnamiens totalement inconnus alors.
Ensuite que nous dit l’œuvre ?
Elle est composée de 3 panneaux.
Ce qui frappe dès l’abord, c’est une claire dissymétrie : les deux panneaux de droite sont bien complémentaires-les liens en couleur et brillance-matité bien assumés – alors que le panneau de gauche s’insère moins bien dans l’ensemble. Certes les motifs sont aussi alignés mais d’une part les tons varient, plus clairs à gauche et d’autre part les jonctions sont moins nettes comme au niveau des feuilles du bananier au centre et du cactus en bas.
Le Pho incorpore des éléments géométriques dont il a emprunté l’esprit à Jean Dunand (1877-1942), rencontré à l’Exposition coloniale de Paris (1931) dont il vient juste de revenir après avoir prolongé son séjour en Europe. Ce dernier avait été initié à l’art de la laque en 1912 par le maître japonais Seizo Sugawara. Nous avons déjà évoqué cela.
Assimilant l’esprit de la peinture à l’huile sur toile à celui de la laque vietnamienne, notamment en ce qui concerne la composition figurative et spatiale, Le Pho crée une peinture d’une extraordinaire finesse. Une topographie rêveuse et fantasmagorique remplit ce paysage tonkinois aux tons sombres. La « Moyenne Région » s’imprègne d’un sentiment d’éphémère et de mystère, fondé par des aplats de feuillage doré qui semblent se déplacer de gauche à droite à chaque éclat de lumière, insufflant une perception de la réalité baignée de fascination et d’appréhension. Au premier plan, le feuillage agit comme une barrière et le paysage partiellement caché n’est que contemplé et non pénétré.
Le cactus figuré, élément essentiel de la laque n’a rien à faire là: c’est un cactus qui pousse sur sol aride et pas du tout dans l’humidité exacerbée de la Moyenne Région. Celle-ci peut quand même être identifiée par les masses noires des montagnes et le fleuve stylisé, par son abondante végétation stylisée si l’on excepte le bananier plus réaliste.
Pourtant, malgré toutes ses connotations occidentales, « Paysage du Tonkin » laisse entrevoir son essence vietnamienne avec sa représentation des âmes de l’identité vietnamienne : la rivière, les montagnes et le toit d’une maison.
Mais c’est un monde déconstruit, de ceux des grandes interrogations qui savent offrir de fortes réponses.
L’Occident de Dunand inspiré par l’Asie y rencontre l’Extrême-Occident de Le Pho inspiré par l’Europe. Une acculturation bijective, de celles qui font que l’histoire est plus forte que la géographie.
Cette synthèse d’éléments fait écho à la méditation de l’époque sur l’identité nationale ballottée entre la vieille âme vietnamienne et les avancées modernes de la culture occidentale. Pour Le Pho, la connotation n’est pas la concession, il a déjà engagé sa mission orphique.
En cette année 1934, sa décision est prise: son choix sera le rêve contre la souvenance. Trois ans plus tard, il s’installera définitivement en France où il mourra sans jamais retourner au Vietnam.
Jean-François Hubert