Le Pho, 1947, « La Femme Couchée » ou l’intermittence de soi
Il est toujours tentant et tenté de classer chronologiquement l’œuvre d’un peintre. Le Pho ne fait pas exception et nous avons déjà décrit ses trois périodes classiques. Cependant, certaines œuvres apparaissent comme des points d’inflexion, comme des points d’interrogation que l’artiste s’envoie à lui-même. Cette grande (59cm x 73cm) gouache et encre sur soie appartient à ce type d’œuvre charnière.
Peint en 1947 (et il est rare que le peintre précise la date de cette façon) notre tableau est d’une grande importance pour le développement de l’œuvre de Le Pho à trois points de vue :
- D’abord, le réalisme du visage (c’est presque un portrait, ce qui est rare pour Le Pho) contraste avec ses précédents visages préférés, qui se ressemblent tous beaucoup. Les joues pointues, le galbe des seins, la rondeur des formes du corps, les cheveux défaits, la pose elle-même tout en abandon, tranchent avec le hiératisme antérieur : Le Pho décrit une femme libre, naturelle qui a investi son siècle. Nul doute que la rencontre, l’année précédente, avec sa future épouse Paulette Vaux a contribué à cette « remise en scène ». Le Pho ne nous peint plus une Madone ou une jeune fille éthérée, parfois hors du Temps, parfois prisonnière de son rang social. Non, il nous offre une femme de son (à elle, à lui) temps.
- De plus, et surtout, contrairement à nombre de ses compositions antérieures, la figure est positionnée horizontalement plutôt que verticalement. Appuyant sa tête sur un coude, la silhouette semble flotter au-dessus d’un paysage surréaliste de sable et d’arbres, une brume de nuages gris au-dessus d’elle, perdue dans un rêve profond. Les yeux fermés pour rêver ou s’isoler de ce monde bizarre si difficile à appréhender ?
- Enfin, nous pouvons prendre en compte la palette de couleurs plus sombres trouvée ici par rapport à son inclination habituelle à utiliser des teintes pastel plus douces. Le Pho a optimisé l’utilisation des bleus et des verts profonds ici, donnant à la pièce une ambiance plus onirique et mystérieuse.
Cette année 1947, l’artiste a 40 ans, il vit en France depuis déjà 10 ans. L’Europe est ravagée par la guerre, les galeristes français peinent à vendre de l’art. Le Vietnam traverse une guerre (avec de multiples acteurs) – qui débouchera sur les accords de Genève en 1954. Une guerre qui est aussi une affaire française. Le quatuor d’amis réagira différemment aux hostilités : Le Thi Luu et Vu Cao Dam militent pour l’Indépendance, Le Pho se rapproche de l’Empereur Bao Dai et du Prince Buu Loc. Le véritable rôle de Mai Thu n’a pas encore été clarifié.
La « guerre froide » s’installe. La pénurie règne même si elle n’est pas toujours une vraie contrainte pour un artiste.
Le Pho chérissait la « Ville Lumière » mais c’était alors dans un Paris meurtri qu’il vivait. Il peignit moins durant cette période d’après-guerre mais ses œuvres étaient profondément originales et restent encore sous-estimées comme pour Vu Cao Dam et sa période de Vence. Un peintre le sait : c’est par son art, seul, qu’il sauve son existence.
Cette femme allongée est un message d’espoir peint sur la réalité du moment. Une victoire de l’idée sur le fait.
Jean-François Hubert