« Nu Debout », c 1937, ou le joyeux adieu au passé
Les nus sont rares dans l’art moderne vietnamien.
La culture confucéenne traditionnelle et les mœurs sociales des années 30-40, au Vietnam, considéraient les représentations de nus comme inconcevables sauf – au nom de l’enseignement de l’art – à l’intérieur des murs de l’École des Beaux-Arts, où les modèles étaient pour la plupart des hommes extraits – sans violence… – de la prison voisine.
Dévoiler le portrait d’un nu féminin aurait donc été considéré comme rien de moins que radical.
Le Pho prouve sa modernité picturale et son audace en 1931, un an après l’obtention de son diplôme de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, lorsqu’il réalise une peinture à l’huile sur toile d’une femme caucasienne allongée sur le dos, complètement nue, ses mains couvrant ses seins. La peinture est la première représentation connue de Le Pho d’un nu et jusqu’à plus ample recherche le premier nu artistique vietnamien. Une révolution à Hanoi en son temps même si l’ambiguïté de l’œuvre, sa duplicité voulue par le peintre, en faisaient une incongruité pour beaucoup…
« Nu debout » a été peint vers 1937, l’année où Le Pho s’installe définitivement en France. L’œuvre témoigne de la liberté artistique définitive – certes récente – de l’artiste. Contrairement à sa représentation précédente du sujet, la femme ici est vietnamienne. Elle se tient contre une balustrade, avec seulement une écharpe en mousseline blanche pour la dissimuler partiellement tandis que ses cheveux noir foncé tombent quasi-librement ; une caractéristique que Le Pho répète rarement dans ses autres œuvres, nous offrant le plus souvent le chignon tonkinois. Notre œuvre a la particularité d’être la seule peinture dans laquelle Le Pho a hardiment peint les seins entièrement nus de son sujet. Ses autres œuvres de nus sont comparativement plus chastes (en tout cas figurativement) : On peut citer une représentation d’une jeune femme asiatique partiellement nue dans une peinture sur soie postérieure, intitulée « La Toilette » datant de 1942, et un dessin à la craie d’une dame européenne, antérieur, de 1932.
Cette très belle jeune femme n’est pas observée, nue, par le peintre : c’est elle qui affiche sa nudité, maîtresse de son corps et de la dévolution de sa nudité. Elle n’est plus soumise, comme dans la norme confucéenne mais libérée. C’est une conquérante de sa destinée. Comme si sa fraîcheur lui autorisait tout, elle cache les fleurs blanches de bruyère, typiquement hanoïennes, qui poussent derrière la balustrade en bois. Celles-ci fleurissent à Hanoi, début novembre entre la fin de l’automne et l’hiver qui s’annonce.
On sait à quel point l’art asiatique est attentif aux symboles, et la peinture de Le Pho en regorge. Comment ne pas penser que ce choix de fleurs, que l’on dit originaires d’Italie, importées par les Français, devenues Hanoïennes… témoigne d’une part de l’influence fondamentale de la peinture de la Renaissance italienne dans l’œuvre de Le Pho et de l’acculturation – toujours réciproque – qui nourrit le progrès de l’humanité ?
À noter que, de sa main droite, dans un geste d’une grande sensualité, la jeune femme semble s’apprêter à écarter son écharpe, pour nous offrir sa totale nudité. Debout. Désormais, seule son hésitation voire son refus, très improbables, pourraient nous voler cette vision…
Le fond presque incolore (la soie est quasiment laissée crue) de l’œuvre met en valeur le teint de porcelaine de la jeune femme. Ce type de fond pourrait conduire, associé au grand sceau au centre duquel est inscrit, en chinois, « Le Pho a peint ce tableau » à une datation antérieure de l’œuvre mais les traits du visage de la jeune femme et la forme de sa tête nous conduisent à conserver notre datation vers 1937.
« Nu debout » n’est pas de ces titres qu’on accole à une œuvre. Les deux mots, sobres, claquent comme la volonté et la virtuosité de Le Pho à rompre avec son passé confucéen. Un passé qui n’a, selon lui, rien apporté à l’art pictural vietnamien. Dans le même esprit que le grand artiste néoclassique Ingres avec ‘La Grande Odalisque‘ fit fulminer les critiques de son temps (1814), notre petite (32×19 cm) gouache et encre sur soie entre dans l’Histoire pour son sujet audacieux et sa composition. Il est intéressant de noter que Mai Thu peindra, bien plus tard, sa version de « La Grande Odalisque » que nous avons analysée par ailleurs.
En s’opposant – grâce à l’enseignement structurellement émancipateur de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi – aux styles académiques et aux mentalités locaux conservateurs des générations précédentes, Le Pho révolutionne la peinture vietnamienne même s’il ressent que la vraie révolution (artistique…) est en France.
Une nouvelle vie et une carrière spectaculaires s’annoncent à Paris, où règnent déjà en cette année 1937, au-delà des lourdes inquiétudes internationales, toutes les promesses d’espoir et de liberté.
Jean-François Hubert