« Les Amaryllis » – Le Pho, circa 1934 ou une fleur peut aussi être un drapeau
Le peintre dans cette somptueuse gouache et encre sur soie de belle dimension (47 x 59 cms) nous offre assurément une de ses plus belles représentations de fleurs. Très probablement exécutée vers 1934, considérant le fond laissé quasiment à cru, son sceau et sa signature caractéristiques d’une œuvre tôt. On notera le soin extrême du peintre à écrire son nom en des caractères chinois particulièrement bien tracés, alors que Le Pho tout au long de son œuvre ne brillera pas par son aptitude à la calligraphie…
Le cachet, ici particulièrement sophistiqué et grand sera abandonné à la fin des années 30. Ajoutons, pour être complet que probablement dans un souci d’occidentalisation, le peintre s’abstiendra (mais rarement) de tracer les deux caractères chinois de son nom,« Lepho » (et non pas « Lê Pho », Lê étant le nom de famille, Pho, le prénom) seuls signant l’œuvre.
Quand Le Pho peint cette œuvre, il connait déjà le succès. Élève favori de Victor Tardieu qu’il assiste à l’Exposition Coloniale de Paris en 1931, Professeur aux Beaux-Arts d’Hanoi depuis son retour de France en 1932, voyageur recommandé et accueilli comme tel en Chine, reçu partout dans le cénacle, le fils du Vice-roi du Tonkin (également « Colonne de l’Empire ») pourrait s’installer dans la plénitude de la réussite sociale. Pourtant, il le sent et le sait déjà, l’Ouest et surtout Paris la « Ville Lumière », la matrice incontournable des arts contemporains, l’appellent.
D’autant plus qu’il est orphelin, sans charge de famille, refusé par le père de son amour hanoïen. Il est persuadé que Est et Ouest ne sont pas des concepts statiques mais dynamiques, qui ne doivent pas se cantonner à être complémentaires mais s’assumer supplémentaires. Et surtout qu’un peintre, un vrai, doit s’inscrire dans cette dialectique.
Les « Amaryllis », n’évoquent pas un exil de Le Pho, doux et souhaité mais une conquête qui imprègnera ses œuvres dès son arrivée sur le sol français. Le tableau illustre ce moment unique et éphémère où le manque est à la fois ressource et volonté suprêmes quand le futur est plus fantasmé qu’imaginé… Dans sa peinture, le peintre ne représente pas les fleurs typiques de son pays natal, de son Tonkin plus précisément : ni roses, ni chrysanthèmes, ni jasmin, ni violettes, tournesols, pivoines, glaïeuls ou lotus. Ici, il choisit l’amaryllis dont les pétales majestueux et blancs, brillants et diaphanes lui évoquent l’ao dai de sa belle perdue.
Les fleurs, plantées, occupent deux pots. Posés l’un à côté de l’autre, l’un sur un tabouret (?) d’osier, l’autre plus bas. Toute la composition nous impose leur vision, le fond cru ne nous autorisant aucune digression. Faut-il y voir dans celui de gauche, plus bas, caché, l’expression du passé tandis que l’autre, à droite, exprimerait le futur soutenu par le présent (le tabouret) ? On notera que le corps de la plante de droite est bien figuré, puissant, tandis que celui de gauche est à peine esquissé, comme oublié. Le Pho sait que tout est éphémère mais aussi que l’éternité se construit sur des instants accaparés. Les bourgeons de l’amaryllis de droite en témoignent, le bourgeon remplaçant la fleur morte. Aucun bourgeon à gauche.
Le Pho semble nous livrer le message d’un être qui sans le renier (dans les deux pots après tout ce sont les mêmes fleurs…) dépasse son passé pour envisager un avenir brillant et radieux que symbolisent les fleurs blanches, épanouies mais aussi en bourgeon.
Cette peinture était une des favorites de Le Pho. Il l’apporta avec lui lors de son installation définitive en France en 1937. Il en fit cadeau à son ami Vu Cao Dam pour son mariage avec Renée Appriou en 1938. Elle fut conservée dans la famille du peintre jusqu’en 2006.
On pense à The Lu (1907-1989) le poète vietnamien né en 1907 près d’Hanoi – comme Le Pho – :
« Je ne suis qu’un être de rêves, rien de plus
Un être de rêves, hélas
L’aube se lève dans d’autres royaumes
Seule la terre de mon cœur reste dans la pénombre. »
Le Pho, toute sa vie fut – aussi – un peintre des fleurs. « Toujours fraîchement coupées » me précisa-t-il, comme si leur parfum le grisait.
Sa production s’amplifiera lors de ses périodes Romanet et Findlay. À elle seule, l’évolution de sa représentation des fleurs mérite un développement postérieur mais notons déjà qu’au delà du style, différent, qui caractérise chacune des deux périodes, certaines modifications s’installent : les fleurs ne sont plus en terre mais coupées, le vase, – asiatique ou européen – qui les contient, est frontal et centré, leur environnement proche (livre, objet…) renseigne sur le sentiment du peintre. Le choix des fleurs, leur origine est aussi signifiant.
Oui, la fleur peut être un drapeau.
Jean-François Hubert