Le Thi Luu (1911-1988) ou la révérence vaut-elle référence ?
Le Thi Luu est née un 19 janvier à Tho Khoi dans la province de Bac-Ninh (aujourd’hui Ha Bac) au Nord du Vietnam. Son père, Le Van Que, fonctionnaire, se déplaçait souvent au Tonkin, toujours accompagné de sa famille. Très traditionnel, il exigeait de ses filles qu’elles gardent leurs cheveux longs, portent des pantalons noirs et aient leurs dents laquées, suivant en cela la vieille tradition vietnamienne.
C’est dans cet environnement austère que Le Thi Luu grandit en se révélant – malgré une santé délicate – une bonne élève. Titulaire du Certificat d’Études primaires à Hanoi, à l’âge de 14 ans, elle décide non pas de poursuivre une éducation académique conventionnelle mais de devenir peintre et de préparer l’examen d’entrée à l’École des Beaux-Arts d’Indochine créée par Victor Tardieu à Hanoi en 1924.
Pour expliquer sa vocation précoce de peintre, Le Thi Luu aimait à rappeler deux événements qui contribuèrent à celle-ci dans sa prime jeunesse :
Le premier, lorsqu’un jour, dans un livre, elle vit la photographie d’une jeune laotienne et juste à côté une plus grande version de la même photographie. Toute perplexe, elle demanda alors à son professeur de lui expliquer l’étrange alchimie et fut complètement subjuguée quand celui-ci lui expliqua la science de la photographie où reproduction et agrandissement sont deux composantes majeures de cet art magnifique.
Le second événement intervint lorsqu’elle rendit visite à un ami dans un théâtre à Hanoi. À cette occasion, elle vit sur la scène un homme apposant des taches de couleurs avec un pinceau sur une toile. Plutôt étonnée et intriguée, la jeune fille de 14 ans, s’approcha et s’adressa à l’homme en lui demandant « Que faites-vous ?», celui-ci répondit : « Vous comprendrez mieux si vous vous éloignez d’un pas et regardez à nouveau ».
Ce qu’elle fit : elle découvrit, à son grand étonnement, que ce qui semblait être un ensemble confus de couleurs se révélait en fait une magnifique vue du petit lac Hoan Kiem et du temple Den Ngoc Son à Hanoi.
Dès ce moment, Le Thi Luu sut qu’elle consacrerait sa vie à la traduction de la réalité dans la peinture et à – bien plus important – la défense de la puissance de l’imagination.
Imaginer plutôt que subir… Dans le Hanoi de 1925, terriblement conservateur, les seules options offertes à une jeune fille étaient d’être une fille obéissante, puis de devenir une femme de devoir et une bonne mère.
Sans se laisser décourager par la pression sociale du moment, Le Thi Luu acheta un livre sur la perspective en art, du matériel pour peindre et demanda au serviteur de la famille de devenir son modèle. Dès lors elle se lance dans la préparation du concours d’entrée aux Beaux-Arts d’Hanoi de 1926. Elle a 15 ans.
Cette année-ci 80 étudiants postulent, l’examen étant simultanément organisé à Hanoi, Hué, Saigon, Phnom Penh et Vientiane (au sein de « L’Indochine Française »). Seulement dix places sont offertes. Le Thi Luu fut classée 13e mais admise dans une année préparatoire. L’année suivante elle intègre, dans la troisième promotion, l’école. C’est là qu’elle rencontra Victor Tardieu (1870-1937), Joseph Inguimberty (1896-1971) qui furent ses principaux professeurs et qu’elle développa un solide lien avec ceux qui deviendront parmi les plus grands artistes de la peinture vietnamienne du XXe siècle (essentiellement Le Pho, Mai Trung Thu, Vu Cao Dam, Le Van De, Nguyen Phan Chanh, To Ngoc Van et Nguyen Gia Tri).
Années de rêve que celles-ci.
Le Thi Luu reçu un sérieux enseignement universitaire. Ponctué par l’obligation d’exposer deux œuvres, au sein de l’École, à la fin de chaque année. Le Thi Luu se souvenait de son anxiété de n’avoir qu’une seule œuvre prête au début de sa première participation, une huile sur toile titrée « La Petite Fille dans le Jardin des Bananiers ». Totalement désespérée elle demanda à son oncle Hai de poser pour son portrait qu’elle exécuta à toute vitesse et qu’elle soumit avec la peinture encore fraîche…
L’accueil reçu pour ses peintures la surprit elle-même. Les deux furent vendues en moins de dix minutes lors de l’inauguration. Une achetée par le Gouverneur général de l’Indochine, l’autre par le directeur du journal « L’Avenir du Tonkin ». Ses deux maîtres, Tardieu et Inguimberty, ressentirent une immense fierté pour leur élève. Certains se rappelaient Inguimberty posant à côté du portrait de Hai et demandant à son étudiant favori Tô Ngoc Van: « Et vous, ça vous prendrait combien de temps pour peindre quelque chose comme ça ? »
Pourtant ce phénoménal succès peut apparaître isolé. Le Thi Luu ne fut pas durant sa vie une peintre d’expositions même si sa présence à la galerie Le Chapelin et au Salon de l’union des femmes peintres graveurs et sculpteurs viennent modérer le propos. Pour autant, elle refusera, en 1963, une proposition de contrat de la galerie américaine Wally Findlay en arguant de son impossibilité de fournir suffisamment d’œuvres. Ses grands amis, Le Pho et Vu Cao Dam profiteront, eux, de cette ouverture au marché américain.
Le Thi Luu c’est un destin exceptionnel dans une société où la femme était loin de jouir du même statut que l’homme: Une femme étudiante à l’École des Beaux-Arts était alors un cas unique. Le « Phu Nu Tan Van » (La Gazette Féminine) publia un article sur elle, évoquant son travail. L’artiste contribua sous forme de dessins à la publication. Notons qu’elle signa alors ses œuvres de Van Dao.
Elle participe modestement et de loin à l’Exposition Coloniale de Paris en 1931. Diplômée de l’école en 1932 elle se destine, malgré sa santé toujours fragile, à l’enseignement : elle sera nommée de 1933 à 1939, professeur de dessin au Lycée du Protectorat, à l’École Normale de Jeunes Filles, à l’École dentellière et au Lycée Bong Bang, à Hanoi, Saigon ou Gia Dinh.
Elle reste néanmoins très attirée par Paris La Ville Lumière. Celle-ci était alors considérée comme la ville de pèlerinage pour tous les artistes du monde y compris les vietnamiens. C’est là à Paris qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle éclosent les principaux mouvements artistiques qui influencèrent largement et motivèrent les artistes du monde entier. En outre l’environnement libéral de Paris avait vocation à l’éloigner du monde masculin exacerbé du Vietnam. Enfin, et on peut penser que l’argument fut essentiel, la présence de ses trois amis Vu Cao Dam (depuis 1931), Le Pho et Mai Thu (depuis 1937), à Paris, lui facilitait un accueil qu’elle savait chaleureux.
Un engagement de son mari exauça son désir : Le Thi Luu et son mari (depuis 1934) Ngô Thê Tân débarquent, en mai 1940, du paquebot Jean Laborde à Marseille. Elle accompagne, enceinte, Tân volontaire pour « L’Effort de Guerre », probablement dans le cadre du « Plan Mandel ». Le couple arrive à Paris en juin 1940 juste quand « la drôle de guerre » se traduit par une défaite cinglante de la France devant l’Allemagne, l’armistice étant signé le 22 Juin. La vision des bombardements, l’exode massif des habitants, l’occupation allemande qui s’annonce, les accablent: Le Thi Luu et son mari décident de retourner à Marseille et de reprendre un bateau pour retourner au Vietnam. Mais le Canal de Suez est bloqué et la route du retour se révèle impossible. Le couple se rapproche alors de ses amis, Le Pho et Mai Thu qui viennent juste d’être démobilisés – après avoir été volontaires pour combattre dans l’armée française – et qui se sont installés à Nice. Ils passeront deux ans tous ensemble et consolideront des liens que seule la mort distendra.
En 1942, le mari de Le Thi Luu trouve un emploi de directeur du jardin botanique de Kindia en Guinée où ils s’installent avec leur nouveau-né, Duc (né en France le 1er janvier 1941). Ils y séjourneront jusqu’en 1945. Le Gouverneur français local (la Guinée sera une colonie française jusqu’en 1958) lui demande en 1943 de représenter en dessins le mode de vie des jeunes femmes de Guinée.
La famille rentre en France en 1945. Commence pour Le Thi Luu une période de questionnement notamment sur le sens de sa vie et la poursuite de son activité: certains de ses amis lui conseillent de vraiment s’affirmer dans sa carrière artistique d’autres lui demandent de s’engager pleinement pour le combat de l’indépendance du Vietnam dont son mari est un fervent partisan. Dans les faits, elle ne peint plus – apparemment – de 1946 à 1953.
Révérence ou référence ?
Révérence à l’indépendance du Vietnam, son pays natal ou à ses maîtres français qui lui ont tout donné, la peinture, l’émancipation, le modernisme ?
Référence au « pays de ses ancêtres », aux « siens » , à l’« indépendance » ou à cette France cosmopolite qui chérit les artistes nationaux ou étrangers depuis toujours ? Tous ces termes cinglent dans la tête d’un militant mais ne font que résonner dans la tête d’un véritable artiste. Qui restera le vrai révolutionnaire dans l’existence de Le Thi Luu ?
Victor Tardieu ou Ho Chi Minh ?
Dès 1945, elle soutiendra activement le Viet-Minh jusqu’à l’indépendance du pays et sa partition conclues par les accords de Genève de 1954. Ensuite de 1954 à 1975, elle soutiendra le nord contre le sud.
Rentrée d’Afrique elle, Tân et Duc séjournent quelque temps chez Mai Thu à Vanves (au 18 avenue du Parc, Vu Cao Dam et sa famille vivant au 16), puis (à partir de 1948) à Paris rue Blomet (au 41).
Elle accueille avec enthousiasme Ho Chi Minh et sa délégation à Paris en 1946.
En 1953, elle s’installe à Gentilly (10 Impasse Joséphine) puis en 1971 à Spéracèdes (boulevard de la Renaude). Ce beau village de la Côte d’Azur, sa lumière et la douceur de vie propre à la région lui apportent une sérénité dont elle donne le nom vietnamien à sa maison « An Trang » (sérénité).
Pour autant Le Thi Luu témoigne d’une personnalité tranchante de douceur : son féminisme n’est pas un activisme et son soutien au Viet-Minh reste dans les règles de la République Française. Il semble bien que sa passion de la vie ait vaincu chez elle les injonctions du temps politique. En 1956, son mari rentre au Vietnam communiste pour prendre un poste au sein du département exportation du Ministère du Commerce à Hanoi, marquant ainsi son engagement fort pour le régime du nord… (il reviendra en France en 1959 gravement malade…)
Dans les années 50, elle renonce à l’huile sur toile pour se consacrer pleinement à la gouache et encre sur soie. Son thème favori sera la femme et l’enfant qui, pour elle, sont, cause et effet, et la plus haute forme d’humanité. Ses femmes sont toujours certes belles mais souvent évanescentes, presque diluées. Elle emploie des tons sobres qui souvent donne l’apparence du pastel et privilégie les visages alors que ses contemporains et « voisins », Le Pho, Vu Cao Dam, Mai Thu, fidèles à la tradition asiatique les estompent (je n’ose écrire, les banalisent).
En 1975, elle retourne au Vietnam après la chute de Saigon et se voit commander par l’Association des Beaux-Arts d’Hanoi une peinture à laquelle elle donne le titre de « Jeune fille devant les fleurs ». Celle-ci est une subtile réaction, plutôt critique, déjà, contre le régime communiste qui, dorénavant, régit tout son pays natal. Durant la guerre dite « américaine », elle avait peint un tableau (Le Petit Orphelin) marqué évidemment des souffrances que la guerre apporte.
Le tableau Femme et Enfants, peut être datée entre 1960 et 1965. Je dédie ce « Peut » à mon ami Ngo Manh Duc, le fils de la peintre, au nom de mon questionnement incessant, peinture en main, à Paris ou en Dordogne, (« Duc, de quand dates-tu cette œuvre »), et qu’il me répondait, courroucé parfois (« Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir »)… Qu’il m’en pardonne à nouveau ici…
Cette encre et gouache sur soie de très grande taille (95 x 70 cm) nous montre la maîtrise et la douceur très spécifiques du peintre à son sommet.
Le Thi Luu est morte en France le 6 juin 1988. Elle est considérée comme la meilleure femme peintre vietnamienne du XXe siècle
Jean-François Hubert