Luong Xuan Nhi, « La Petite Gardienne de Buffle », 1937, ou à quoi sert de détenir le soleil ?
Avant cette gouache et encre sur soie, l’artiste avait exécuté une esquisse au fusain en 1936, reproduite dans Luong Xuan Nhi, A Collection of Paintings and Graphics (publié à Hanoi en 2003, p79).
En 1937, il est diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, dans la huitième promotion avec notamment Tôn Thât Dao et Lê Yên.
Cette même année, il peint « La Petite Gardienne de Buffle » illustrée ici. Exposée à la SADEAI (Société Annamite d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie), à Hanoi, l’œuvre est récompensée par un Prix spécial puis envoyée à l’Exposition Universelle de Paris. Où elle fut vendue, par l’AGINDO (Agence Économique de l’Indochine).
Parcours classique d’une partie de la production picturale vietnamienne de l’époque : des œuvres peintes sous le patronage de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi où elles sont exposées et honorées puis envoyées en France vers des expositions prestigieuses où elles attirent l’attention des collectionneurs-acheteurs et de quelques critiques.
Il convient de rendre hommage au colossal effort de promotion et de vente fourni tant par les autorités coloniales au Vietnam que par les autorités nationales en France.
« La Petite Gardienne de Buffle » témoigne de la foi de Luong Xuan Nhi en un monde de réalisme poétique auquel il croit depuis longtemps. Dans son œuvre, l’artiste décrit et magnifie ce qu’il considère comme le cœur de l’âme vietnamienne ; comme Nguyen Phan Chanh, il nous vante les traditionnelles et souvent modestes activités du quotidien. La peinture ici trouve son écho dans certaines œuvres de Nguyen Phan Chanh comme, par exemple : « La Laveuse de Légumes », « Les Joueurs de O An Quan » et « Le Repas », toutes exécutées en 1931.
Luong Xuan Nhi utilise principalement des tons de marron et de vert qui dépeignent le personnage humble, le plus souvent paysan, qu’il nous rend gracieux et admirable, tout dévoué à ses tâches journalières.
La jeune fille a les bras croisés sur la poitrine. Ses mains sont fines. Son visage peu marqué, diaphane, d’une douce beauté, paraît incompatible avec les stigmates habituels liés à son labeur. Le bœuf à l’arrière gauche semble paisible. Le peintre met son talent au service de cette pensive mais énergique jeune fille. Il nous illustre là l’ambition du Tu Luc Van Doan que nous avons déjà développée. En une image, il nous fait partager sa certitude que la classe paysanne, peu considérée, négligée, mérite d’ être promue et encouragée.
Pour autant la solution politique et sociale n’apparaît pas comme évidente…
Bien plus tard, il se tournera vers le parti communiste vietnamien. Il ne nous apparaît pas nécessaire de rappeler toutes les ambiguïtés de l’appartenance au parti dans ces années-là. Combien celle-ci fut liée à l’aveuglement devant les affres de l’idéologie communiste ? Comment, au Vietnam, un nationalisme si naturel mais aussi si acerbe a-t-il pu se laisser autant abuser ?
Mais c’est un fait : Luong Xuan Nhi deviendra, plus tard, un artiste officiel et la qualité de son travail en souffrira.
Un artiste est un visionnaire, pas un adepte, et il suffit de se reporter aux illustrations du livre mentionné ci-dessus pour s’en convaincre : à partir des années 40, le talent de l’artiste décroit, manquant de grâce et d’inspiration. Il ne fut pas le seul dans ce cas. L’exemple de Nguyen Phan Chanh et de quelques autres venant rappeler à souhait cette triste réalité.
Autant les années 25-45 furent celles de l’âge d’or de la peinture vietnamienne, que ce soit pour ceux partis vers la France ou ceux restés au Vietnam, autant la période 45-65, au Vietnam, apparaît d’une rare pauvreté artistique…
L’œuvre comprend des inscriptions intéressantes.
Nous pouvons lire en haut à gauche (de droite à gauche) en caractères chinois:
Ligne 1 : «Verte, verte herbe ». La redondance du mot « verte », trouvée communément en poésie traditionnelle chinoise, vise à intensifier l’expression de la couleur.
Ligne 2 : « Au printemps ». Il s’agit ici du printemps 1937.
Ligne 3 : « La Petite Gardienne de Buffles », titre de la peinture.
En bas à droite (toujours en caractères chinois):
« Signé par Bao Ri » (probablement le pseudonyme de l’artiste ; notons que sa signification en chinois est : « détenteur du soleil » ce qui n’est pas anodin dans le contexte politique évoqué plus haut).
En bas à gauche, en lettres romaines, la signature « Luong Xuan Nhi ».
Les trois sceaux identifiés sont ceux rencontrés habituellement chez l’artiste.
Sujet classique chez Luong Xian Nhi, d’une conception fraîche, l’œuvre souffre pour autant d’un certain manque de grâce. Peut-être faut-il y voir chez l’artiste une absence de certitude dans ce rapprochement avec la culture chinoise que tente l’adoption des caractères chinois?
L’effort est vain car en cette année 1937, si fondamentale pour la peinture vietnamienne, un vrai problème de sens se pose : peindre oui, mais pour qui et pourquoi? « Détenir le soleil » certes, mais pour éclairer quoi?
Jean-François Hubert