Vu Cao Dam ou « le meilleur d’entre nous »
Il y a déjà … 30 ans, je posais la question à Le Pho :
« Pour vous, quel est le meilleur peintre vietnamien du 20ème siècle ? ».
Sans une once d’hésitation, il me répondit : « Vu Cao Dam », « Dam », annonçant le nom mais l’évoquant tout de suite par son prénom. Bien sûr, cette spontanéité aurait pu être induite par l’élégance de Le Pho et sa fidélité en amitié, mais je vis dans ses yeux que clairement il plaçait « Dam » au sommet de son panthéon d’artistes vietnamiens.
Il est vrai que Vu Cao Dam a joué un rôle essentiel dans le développement de l’art moderne vietnamien. Diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, dans la deuxième promotion, en 1931, il fut la même année un des exposants vietnamiens parmi les plus remarqués à l’Exposition Coloniale de Paris. La ville où il s’installe – il ne retournera jamais au Vietnam – le comble : l’érudition, le talent, les gens, l’endroit, tout lui plait, tout le stimule. Comme tout artiste il vise à l’universalité et son mariage avec Renée Appriou individualise un peu plus sa quête.
À l’École des Beaux-Arts à Hanoi de 1926 à 1931, ses qualités éclatent. D’abord il privilégie la sculpture (il intègre d’ailleurs l’École dans la « section sculpture » avec Lê Tiên Phuc). Le plâtre, l’argile, le bronze, la pierre… il apprivoise tous les matériaux, adopte toutes les techniques : taille directe, le modelage, moulage, fonte…
La peinture sur soie le fascine également : sa fille Yannick Vu-Jakober (courrier privé) nous livre des renseignements précieux sur l’usage de la soie proprement dite :
« À l’École et au début de son séjour en France, les soies sont collées nature sur un papier : marouflage. Les médiums sont divers, peut-être colle de riz au départ. Par la suite, peut-être au début des années 40 il a tout d’abord préparé les soies avec de l’encre de Chine qui lui donnait ainsi un fond dur lequel il peignait. Il y a une belle profondeur ».
Yannick précise aussi que son père avait aussi l’habitude de chiffonner la soie et de la tremper dans de l’eau (parfois teintée d’encre) et de la laisser sécher avant usage.
La technique… Vu Cao Dam s’en passionna. Ainsi dans les années 50 il introduit l’œuf dans son pigment. Yannick Vu-Jakober nous précise à ce sujet (communication privée) que « La peinture à l’œuf a duré peu de temps et correspond à son séjour à Béziers et au tout début à Vence ».
Ces précieuses indications affinent notre capacité de dater précisément les œuvres.
De même grâce à Michel Vu (communication privée), nous en savons plus sur les fournisseurs de châssis pour les toiles:
« Depuis le début des années soixante, mon père s’est exclusivement fourni en châssis chez la Maison Franco, rue Pastorelli à Nice, et ces châssis portent tous le cachet de cette maison. Auparavant, dans la fin des années cinquante, il se fournissait en châssis chez l’encadreur « La Scala » à Cagnes.
(…) Les châssis de Franco étaient toujours à clé et du même modèle. Il n’a peint sur sur ceux-ci à partir du début des années soixante ».
Ces châssis ne concernent que l’huile sur toile qui s’impose (et non pas débute) à partir de 1963.
Les cadres sont très souvent sculptés ou peints par Vu Cao Dam lui-même, même si l’artiste n’en cultive pas un modèle répété comme son ami Mai Thu.
Les œuvres présentées ici témoignent des différentes facettes de l’artiste et de son incroyable capacité à vaquer de l’une à l’autre. Notons aussi les intuitions et les réminiscences qui se chevauchent dans son œuvre. Le « Portrait de la Jeune Fille » une gouache et encre sur soie (25 x 21 cm) peinte vers 1933 préfigure l’élégance des « Deux Jeunes Filles », un bronze (H: 34 cm) exécuté vers 1956.
Sa santé l’obligeant à quitter Paris pour quérir un climat plus chaud et moins humide, le peintre va vivre cinquante années dans le sud de la France. Cette huile sur toile (60 x 72,5 cm) peinte en 1953 nous décrit Vence où il vit (après Béziers, avant Saint-Paul de Vence) :
Ses « Chrysanthèmes » (44 x 59,5 cm), une gouache – sans encre noire apparente – sur soie de 1941 et ses « Glaieuls », une gouache et encre sur soie (60,5 x46 cm) que l’on peut dater de la fin des années 40, offrent par leur sens du volume, une citation de sculpteur.
Un plâtre unique en bas-relief (29 x 27 x 22 cm) dont il fit cadeau à Le Thi Luu, exécuté vers 1950, nous offre une scène d’aspect familial mais il faut y voir une allégorie : la moitié droite illustre le Vietnam traditionnel incarné par la femme en ao dai avec sa coiffe tonquinoise, jouant avec (son ?) enfant (sans caractéristiques véritablement asiatiques), la moitié gauche un monde presque stackanoviste où l’homme-au cou fort, aux mains puissantes, au visage large – ressemble plus à un soviétique ou à son avatar d’Europe de l’Est qu’à un vietnamien – construit un mur de parpaings où figure l’étoile de la République démocratique du Vietnam (constituée en 1949).
Ce drapeau (la couleur brique du plâtre teinté nous empêche d’y identifier le jaune de l’étoile et le rouge du fond) est très fortement inspiré du drapeau soviétique: les 5 branches symbolisent les paysans, ouvriers, soldats, intellectuels et jeunes, tous éléments moteurs de la quête communiste.
En haut à gauche, les deux « colombes de la paix » sont une citation certaine de Picasso qui, l’année précédente (1949), a dessiné – à la demande du Parti Communiste dont il est membre – une colombe « symbole » de paix. La faucille et le marteau ne figurent pas sur le mur de Vu Cao Dam. Comme tant d’autres, fasciné par la personnalité charismatique d’Ho Chi Minh, convaincus que l’Indépendance du Vietnam était une nécessité, le peintre ne sait pas encore que la philosophie fondatrice du Vietminh est l’idéologie communiste. Éloigné du Vietnam depuis près de vingt ans, Vu Cao Dam ne sait pas encore que c’est le Parti Communiste vietnamien qui enverra mourir en mer d’innombrables « boat-people »…
Le Thi Luu et Vu Cao Dam étaient très indépendantistes mais Le Thi Luu était beaucoup plus « à gauche » que Vu Cao Dam. Le cadeau du second à la première concentre beaucoup des interrogations du moment. Ce plâtre teinté est un livre sans traduction.
Mais nul ne peut être privé de sa nostalgie surtout si celle-ci est gage de témoignage : dans « Le Cavalier » une huile sur toile (50 x 61 cm) de 1971 (en pleine période Findlay) Vu Cao Dam nous offre une « bouffée » de vietnamité. Rien n’est plus vietnamien que cet homme que l’on croirait sorti de la cour des Nguyen.
Rien ne l’est plus non plus, tout est vietnamien dans cette allusion au Kim Van Kieu. Du livre, Vu Cao Dam fit – comme nombre de Vietnamiens – le compagnon d’une vie.
Jean-François Hubert