« Le moment agréable » – Le Pho. Vers 1938
Le Docteur Charles était un éminent praticien d’Oran (Algérie Française). Le 23 Novembre 1944, il y acquiert à la Galerie Pasteur, cette encre et gouache sur soie de larges dimensions (74 cms x 60 cms), pour 38.500 francs de l’époque – soit 7.500 euros de 2020.
60 ans (moins un jour…) plus tard l’oeuvre sera adjugée 346.500 euros (valeur 2020) chez Christie’s à Hong Kong…
La galerie Romanet de Paris principale soutien de l’artiste et des liens privilégiés avec le gouvernorat général de l’Algérie (Yves Chataigneau succédant à Georges Catroux 1877-1969) facilitèrent cette exposition-vente à la galerie .
Nul doute que notre médecin fut séduit par la chaleur de cette scène familiale et sensible à la douceur de la gouache et de l’encre sur une soie, collée sur un papier épais.
Humeur du temps : savait-il qu’il acquérait là une oeuvre importante d’un peintre déjà majeur appliquant une technique qu’il avait acquise à Hanoï des années plus tôt et que certains de ses condisciples (Nguyen Phan Chanh, Mai Thu, Vu Cao Dam et quelques autres), avec lui, hisseront à un sommet artistique ?
1944. Sept ans auparavant, Le Pho s’était définitivement installé en France, à Paris.
Son projet, après avoir été diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi (fondée par Victor Tardieu en 1924) dans la première promotion (1925-30), assisté Victor Tardieu à l’Exposition Coloniale (Paris 1931), voyagé en Europe (Belgique, Allemagne, Italie), visité Pékin, enseigné (à partir de 1934) aux Beaux-Arts d’Hanoi, participé à l’Exposition Universelle de Paris (1937), était de se confronter à la « ville-lumière », centre du monde artistique à l’époque et de rencontrer les deux maîtres qui le fascinaient déjà : Bonnard et Matisse.
Volontaire dans l’armée française puis démobilisé en 1940, il reprend sa carrière de peintre (Paris, Nice…) exposant chez Romanet, Jolly et Lorenceau parmi d’autres.
L’oeuvre de Le Pho abonde en représentations de femmes belles, élégantes, souvent confinées, témoins d’un monde mandarinal un peu suranné où tout est d’abstention. Notre tableau ne nie pas mais enrichit ce thème :
certes la jeune femme est vêtue de son ao dai, de sa coiffe tonkinoise , d’une écharpe, d’un pantalon très blanc, tous éléments rencontrés d’une représentation classique chez l’artiste.
Certes l’ameublement sobre (en « bois de fer », d’inspiration chinoise, un « kàng », ici) n’est pas inusuel mais 3 éléments sont exceptionnels :
D’abord la couture : une tenture opulente, qui traverse l’image comme un cours d’eau, irriguant le cercle familial.
Ensuite les 3 personnages : outre la mère, le père et l’enfant sont figurés dans une posture inhabituelle. En effet c’est le père (nous supposons qu’il l’est) qui étreint – plus qu’il ne tient – son enfant. Loin du visage paternel un peu martial et convenu de la société confucéenne classique, celui du père exprime ici une grande douceur, un peu lointaine.
Les têtes des 3 personnages forment un triangle dont les sommets sont figurés par l’encre noir des cheveux et équilibrent les 3 courbes du tissu.
Enfin, l’usage de tons plus foncés qu’à l’habitude est aussi une originalité: mats certes car effets de la gouache elle-même mais des tons chauds : vert-marron, ocre, bleu-vert. Pas de couleurs primaires (bleu-jaune-rouge) mais plutôt une mosaïque de tons.
C’est un bloc familial que nous compte l’oeuvre.
Orphelin très jeune, élevé par sa tante, Le Pho nous offre ici une allégorie de la famille : unie, solidaire. La mère coud, le père prend soin de l’enfant. L’harmonie familiale s’impose. Pas de hiérarchie. Le confucianisme s’estompe devant l’amour car le sentiment doit prôner sur le rite.
Conquête et construction.
Pour Le Pho, le « vieux monde », c’est le Vietnam.
En contemplant cette douceur forte on pense au poète Van Hanh (mort en 1018 ) qui prit une si grande part dans la fondation de la dynastie des Ly (1009-1225) :
« Aux disciples » :
« La vie est un éclair : il luit puis disparait
La plante fleurit au printemps , à l’automne se flétrit
Prospérité et déclin, pourquoi s’en effrayer:
Goutte fragile de rosée sur un brin d’herbe »
(Traduction Lê Thanh Khôi)
Jean-François Hubert