Nguyen Gia Tri : « La Perfection ou Femmes et Jardins du Vietnam »
Né à Hadong, tout près d’Hanoi (au nord du Vietnam), Nguyen Gia Tri (1908-1993), le meilleur artiste de la laque vietnamienne est non seulement un exceptionnel technicien de cet art mais aussi un de ses grands théoriciens. Son parcours de vie est étroitement associé à la vie politique et artistique de son pays au XXe siècle.
Appréhender une œuvre de Gia Tri c’est s’immerger dans l’élégance subtile de son pays et se confronter à sa riche histoire.
Un chef-d’œuvre est toujours le fruit de la rencontre entre un artiste talentueux et une situation exceptionnelle. C’est elle qui est la source de l’alchimie merveilleuse qui sublime l’artiste.
La Perfection ou Femmes et Jardins du Vietnam fut imaginée exactement 16 ans avant son exécution finale en 1959. En effet, en 1943, à Hanoi, Gia Tri rencontre un critique d’art bien connu, Claude Mahoudeau, pendant le Salon Unique, une exposition-vente où étaient conviés les artistes du temps et du lieu.
Quinze ans plus tôt, en 1928, le peintre avait intégré - après concours - l’École des Beaux-Arts d’Hanoi créée par Victor Tardieu (1870-1937) 4 ans auparavant. L’École y voyait déjà éclore de beaux talents formés à l’aune de l’éducation universitaire française: parmi d’autres, en cette année 1928, Le Pho, Mai Thu, Nguyen Phan Chanh (parmi d’autres) intégraient leur quatrième année ; To Ngoc Van et Vu Cao Dam, leur troisième. Dans sa première année l’artiste côtoiera notamment Nguyen Tuong Lan et Nguyen Cat Tuong (le vrai créateur du si célèbre ao dai, aujourd’hui encore le quasi-officiel vêtement féminin vietnamien).
Mais, soudainement, en 1930, l’artiste quitte son école, abandonnant tout : ses condisciples ; ses maîtres comme Joseph Inguimberty (1896-1971) qui introduit l’enseignement de la laque à l’École et qui de 1925 à 1945 en sera un des plus brillants enseignants; les expositions où le talent des élèves éveillait déjà l’intérêt des collectionneurs.
Pour comprendre ce départ il faut rappeler que Nguyen Gia Tri était un membre actif du Viet Nam Quoc Dang (VNQDD), le parti nationaliste vietnamien.
Le 10 février 1930 éclate une mutinerie dans la garnison de Yen Bai, soutenue par des civils nationalistes, sous l’égide du VNQDD. Le sang a coulé. La réponse des administrations civile et militaire française va être brutale. Des exécutions ont lieu et les militants sont pourchassés.Gia Tri considère qu’il doit renoncer à toute influence française et donc quitter son École, institution coloniale s’il en est. C’est Victor Tardieu, artiste lui-même, qui réussira à le persuader que tout artiste est plus qu’un politique et que l’art a une portée universelle. En 1931, Gia Tri rejoint l’École et sera finalement diplômé en 1936 (avec, entre autres, Tran Van Can et Luu Van Sin).
Je recommande la lecture du livre de François Guillemot, 2012, Dai Viêt… pour approfondir le sujet d’un certain nationalisme vietnamien. On se délectera également avec Céline Marangé, Le communisme vietnamien 1919-1991, 2012.
Dès lors, il intègre le mouvement Tu Luc Van Doan (groupement littéraire autonome) un mouvement artistique essentiellement littéraire où le sentiment national se construit à la fois sur le ressentiment colonial et la critique du vieux monde mandarinal. Il contribue notamment à deux magazines: Phong Hoa (coutumes) et Ngay Nay (aujourd’hui) qui rencontrent un vrai succès public.
Déjà en 1935, lors de la première exposition organisée par la SADEI (Société Annamite d’encouragement à l’art et à l’industrie) ses œuvres rencontrent un succès remarqué. En 1938, le gouverneur général Brévié lui fait sa première commande officielle: une laque pour orner le Palais Puginier (aujourd’hui résidence officielle du Président de la République Socialiste du Vietnam).
En 1943, se tient donc le Salon Unique.
Claude Mahoudeau nous renseigne, relatant avec force l’impression que lui fait le peintre:
« Voici au fond de la salle les laques de M. Nguyen Gia Tri. Nous avons eu la bonne fortune de tomber sur une page des Goncourt qui semble avoir été écrite pour elles. Comme on ne peut mieux dire, il faut transcrite le morceau:
« Il a renouvelé la grâce… cette grâce est le rien qui habille la femme d’un agrément, d’une coquetterie, d’un beau au-delà du beau physique. Elle est cette chose subtile qui semble le sourire de la ligne, l’âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière. Toutes les séductions de la femme au repos, la langueur, la paresse, l’abandon, les adossements, les allongements, les nonchalances, la cadence des poses…, les souplesses du corps féminin et le jeu des doigts effilés sur le manche des éventails ».
Tout est dit.
Il ne nous reste plus qu’à admirer et à nous étonner de l’effort énorme fourni par ce grand artiste dont l’apport au Salon est considérable. Nous ne croyons pas que le public ait jamais pu avoir une idée aussi étendue ni plus complète de son talent » (Claude Mahoudeau (qui signe « CL. M.), « Le « Salon Unique « 1943 » in INDOCHINE numéro 171, 9 décembre 1943).
Une amitié va naître qui ne cessera de s’approfondir entre Mahoudeau et Gia Tri. Dès l’exposition, le peintre avait pris soin de donner au critique un curriculum vitae et une enveloppe à son adresse.
C’est en 1943 que notre laque est commandée à l’artiste. La décennie suivante – où se surajoutent la guerre d’indépendance avec, notamment les sanglants affrontements entre communistes et nationalistes, l’isolement du peintre à Hong Kong (sur l’île de Cheng Chau) de 1946 à 1951, le partage du Vietnam en deux, après les Accords de Genève de 1954 – viendra reporter l’exécution de la commande.
Finalement, en 1959, la laque est terminée et une lettre datée du 18 octobre 1959 adressée à Mahoudeau nous renseigne un peu plus sur la capacité technique et l’ambition du peintre.
On voit ici la complexité du travail de la laque où le choix des pigments appliqués délicatement en couches successives, poncées savamment avec des moyens divers (papier abrasif, etc.) le tout dans une humidité contrôlée. L’ensemble dans un dialogue constant – parfois imposé – entre le projet d’œuvre (le dessin sur calque, le choix des couleurs) et sa technique d’obtention.
Notre laque est un chef d’œuvre absolu où l’atmosphère semi-abstraite se construit via une explosion d’or, de rouge cinabre, de coquille d’œuf harmonieusement et délicatement déposée, en une alternance de mat et de brillant, surlignée avec grâce par des lignes souples.
La signature, elle-même, est exceptionnelle, différente de celle habituelle du peintre.
Dans cette œuvre unique, majestueuse, fruit d’une commande fondée sur le respect mutuel et exécutée avec tout le génie d’un peintre à son sommet, Nguyen Gia Tri atteint l’universel.
Jean-François Hubert