La Femme à l’Ananas de Joseph Inguimberty

25 juin 2019 Non Par Jean-François Hubert

Lorsque Joseph Inguimberty arrive au Vietnam en 1925 sait-il déjà qu’il y passera vingt années de sa vie qui révolutionneront la peinture vietnamienne ?

JOSEPH INGUIMBERTY – LA FEMME À L’ANANAS – 1938

C’est un homme de vingt-neuf ans, né à Marseille, qui a suivi les enseignements prestigieux des Beaux-Arts de Marseille mais aussi de l’École nationale des Arts décoratifs de Paris (il a dix-sept ans quand il intègre celle-ci) et déjà un artiste reconnu puisqu’il a obtenu le prix Blumenthal en 1922. Il possède aussi une sensibilité qu’on ne qualifiait pas encore de socialiste : le monde du travail le fascine et que ce soit en Belgique au début des années vingt ou à Marseille, entre 1922 et 1924. Il illustre les hommes au travail, leur rôle essentiel dans la société, la grandeur de leur tâche. « Le Débarquement des Arachides », exécuté en 1922 ou « Marseille » peint en 1924 en témoignent aisément.

Pour autant, ce que l’on ignore le plus souvent c’est qu’il a été blessé durant la grande guerre (14-18) à peine âgé de 21 ans et qu’il connaît depuis lors la tragédie du monde et bien plus encore l’évanescence de celui-ci. Très rapidement, sous l’égide de Victor Tardieu et l’aide de Nam Son, il devient l’un des piliers d’une institution, l’École des Beaux-Arts de l’Indochine créée quelques mois avant son arrivée qui fera de la peinture vietnamienne l’une des, si ce n’est, la plus importante des peintures asiatiques du XXe siècle.

De 1925 à 1945, ce seront des promotions d’étudiants plus brillants les uns que les autres, qui tous, sauront rendre hommage à leur professeur respecté. Celui-ci a ses étudiants favoris, très tôt Toc Nogoc Van et plus tard Nguyen Gia Tri, parmi d’autres. Non content d’enseigner la technique de la peinture à l’huile sur toile, il s’évertue à promouvoir la laque et fait d’elle non plus un matériau de décoration mais un instrument voué à la création artistique. Avec l’aide d’Alix Aymée, il va enseigner sans relâche et participer définitivement et exhaustivement au grand succès de la laque vietnamienne au XXe siècle.

Joseph Inguimberty - Circa 1938, Hanoi
Joseph Inguimberty – Circa 1938, Hanoi

Inguimberty vise, néanmoins, à l’acquisition des connaissances fondamentales pour tous ses étudiants : l’école offre des cours d’anatomie, d’histoire de l’art mais aussi insiste sur l’étude du nu. En effet, pour tous, enseignants comme enseignés, le nu est considéré comme la matière la plus difficile : nulle ornementation, nul décor qui seraient là pour combler les lacunes de l’artiste en formation. Pour autant on imagine bien le choc moral que suscite cette pratique au sein de l’École : dans un Vietnam traditionaliste où la pudeur est partout.

Nulle possibilité de trouver des modèles au sein des élèves ou des visiteurs… Victor Tardieu résout le problème en faisant sortir momentanément de prison des hommes qui acceptent contre un peu de bien-être de poser, des heures durant, devant des étudiants attentifs…

Enseignant modèle, peintre reconnu, Joseph Inguimberty va alors s’engager dans une voie qui va faire de lui le plus grand peintre français du Vietnam. Amoureux passionné du pays, observateur érudit de celui-ci, il tombera sous le charme du Vietnam et de ses habitants et pendant toutes les années de son long séjour peindra des œuvres qui nous transcendent.

« La Femme à l’Ananas » exposée à Paris en 1936, fut l’objet de tous les intérêts : nous ne sommes pas ici en présence d’une peinture d’un « peintre voyageur » mais d’un peintre, certes d’origine étrangère mais qui peint « sa » terre. En effet, en art le droit du sol doit primer le droit du sang.

Pierre Gourou, le plus grand géographe français de l’époque et spécialiste du Tonkin, décrit ainsi le tableau :

« Figure nue, peinte à contre-jour dans un atelier vivement éclairé; la lumière qui coule à flots des fenêtres ronge les contours du personnage; au premier plan, un lit de camp, un ananas, un pantalon de satin noir à ceinture rose jeté sur le sol : tout cela contribue à créer une harmonie colorée d’une poésie pénétrante. »

Notons que Pierre Gourou n’évoque pas le pot couvert en porcelaine à décor bleu-blanc dit « bleu de Hué » qui signalait alors au les maisons de maîtres.

Ce tableau reste mystérieux. Qui est cette très belle jeune femme qui pose avec fermeté, sans aucune lascivité ? Elle a gardé sa coiffe tonkinoise, ici presque incongrue. Doit-on voir par le symbolisme de l’ananas la beauté nourrissante du fruit qui, on le sait, se gâtera bientôt ? Quel est son degré d’intimité avec les deux femmes présentes au second plan ?

Nul ne peut répondre.

En revanche observons la magnifique lumière du tableau que seul Inguimberty a vraiment su rendre parmi tous ses contemporains, y compris vietnamiens.

Pierre Gourou le note encore :

« Nul mieux que lui n’a su restituer cette lumière tropicale, si différente de la nôtre, cette lumière éclatante, implacable, douloureuse aux yeux, métallique, ces ciels blancs et éblouissants, ces verts qui prennent en saison des pluies une acidité, une puissance de vibration que l’on ne trouve pas sous nos latitudes. »

Le génie de l’artiste a été de nous offrir tout cela, ici volontairement atténué par les ouvertures du bâtiment.

Tableau profondément novateur, exclusivement vietnamien car l’altérité ne fait pas l’extranéité, « La Femme à l’Ananas » est une œuvre majeure de la peinture vietnamienne du XXe siècle par son thème fort mais subtil, par sa technique parfaite, par son style unique, qui témoigne de la vitalité de la création picturale au Vietnam au XXe siècle.

Jean-François Hubert