Le Pho et la religion ou le ressenti différé

28 décembre 2025 Non Par Jean-François Hubert

Le Pho revendiquait avoir peint environ 2000 œuvres au cours de sa vie. Étalées sur 65 ans, si l’on borne sa vie artistique entre ses années d’étudiant (1925-30) et son dramatique accident de 1990 qui le laissa dans l’incapacité de peindre.

Des peintures que l’on classe – en assumant l’arbitraire en « Première période » (1925-1945), « Période Romanet » (1945-1963), et « Période Findlay » (1963-1990).

Ceci a déjà été abondamment décrit. 

En revanche une connotation religieuse, précisément catholique, de l’œuvre du peintre a été rarement évoquée et peu identifiée.

Ce qui pourrait apparaître, à première vue, rationnel car l’inventaire de son œuvre – en rappelant qu’on ne peut exclure des découvertes à venir – inclue peu de tableaux religieux. Essentiellement, des  « Vierge Marie et l’enfant Jésus », toutes vers 1938-40, une « Nativité » et une « descente de croix », toutes deux de 1941.

Sembler logique, aussi, car peu d’éléments du profil personnel du peintre – issu d’une famille de mandarins tonkinois baignant dans un syncrétisme diffus de confucianisme, taoisme et bouddhisme – le portaient objectivement vers une sensibilité chrétienne.

Mais éloignons-nous de cette rationalité et de cette logique présumées. Méfions-nous surtout des déterminismes supposés.

Car au-delà des tableaux que nous évoquerons plus loin, il faut, ici, rappeler l’imprégnation catholique ancienne au Vietnam.

Se remémorer Alexandre de Rhodes (1591-1560), François Pallu (1626-1684), Pigneau de Béhaine (1741-1799), François-Marie Pellerin (1813-1862) et Paul-François Puginier (1835-1892) parmi tant d’autres. Tous certes conscients de leur foi mais peut-être bien plus, adorateurs de leur pays-hôte.

Mentionner les institutions caritatives ou éducatives catholiques grandement appréciées par la population locale. Observer l’architecture locale, églises et cathédrales devenues au fil du temps des icônes identitaires revendiquées par tous. Visiter aussi des lieux forts de dévotion, comme la basilique de Lavang (le lieu fut distingué lors de l’apparition de la Vierge Marie le 17 août 1798, une belle église édifiée en 1901, agrandie en 1928, et terriblement endommagée en 1972).

Bien plus qu’une influence. Une spiritualité diffuse à laquelle Le Pho fut obligatoirement confronte dans sa jeunesse.

Mais observons les œuvres.

D’abord les 3 religieuses : il faut immédiatement y noter l’extrême discrétion iconographique. Peu de détails marquent l’identité catholique. Certes le halo (pour la Vierge et Jésus) ou la double fleur de l’enfant sont présents comme la colombe, les angelots, le bœuf. Mais les 3 représentations oscillent entre citation et allusion. Un message a minima.

Loin par exemple de la complexité symbolique d’un Andrea Mantegna et de son Adoration des bergers (1451-1453)…

Plus largement dans toute l’œuvre de Le Pho (à nouveau sous réserve d’œuvres découvertes plus tard) on constatera, outre l’absence de Joseph, la non-représentation de la croix, du poisson, de l’ancre, du chrisme. Un choix délibéré, car même sa « Descente de Croix » de 1941 nous montre un Christ mort, le front perlant de sang, mais sans couronne d’épines.

Par ailleurs, n’allons pas chercher chez l’artiste une distinction entre les séraphins rouges et les chérubins lumineux ou des expressions particulières des visages – ses Vierges et Jésus ont la même – ou l’évocation de « nuées » bibliques. Il n’y a pas non plus de choix de robe rouge et de manteau bleu pour Marie, ni même de bleu et blanc (dans la tradition du 19ème siècle français).

Pas de Jésus « Messie des Pauvres ». Pas d’arbre à une branche (traduisant la filiation à David) Pas de saule, pas de calvaire. Tous symboles que le peintre a pourtant identifié dans la peinture européenne.

Car il nous faut évoquer, ici, un voyage décisif, celui qu’il fait en Italie en 1932 (racontée sur le blog ici et ) Et l’immédiate fascination pour la peinture de la Renaissance qui y saisit l’artiste.

Une interrogation immédiate s’impose: Le Pho est-il attiré par l’Italie et son art ou débute-t-il ou complète-t-il une démarche religieuse ? C’est bien sûr ici, à nouveau, l’impossible choix entre le signifiant et le signifié. Alain Le Kim, le fils du peintre, (dans un entretien oral le 11/12/25) évoque les séjours de sa famille en Italie « en voiture, 3/4 jours » : « il nous emmenait dans des chapelles précises pour nous y montrer des tableaux qu’il y avait vus 30 ans plus tôt ».

Une fascination italienne complétée par l’admiration d’autres talents, non italiens…comme Jean Fouquet, Le maître de Moulins (Jean Hey), Hans Memling ou Stefan Lochner.

Et pourtant, après mais surtout derrière ses modèles, Le Pho nous offre une représentation simple comme une bure portée, mais émouvante comme une incarnation. Celle d’un apôtre pas d’un théologien.

Ce message, finalement, on le retrouve dans les 2 représentations laïques plus haut.

On voit que si les couleurs peuvent changer, si l’entourage matériel est différent et si les halos ont disparu, les visages de, cette fois la « femme » et « l’enfant », restent identiques à ceux des représentations religieuses. On peut juste observer une plus grande intimité charnelle – l’enfant qui tète – et une plus grande exubérance de décor, entre bol, baguette, verseuse et… fleurs en abondance.

Comme si séculier et religieux se confondaient.

Qui l’emporte ici ?

Le signifiant ou le signifié ?

Nous ne le saurons jamais… 

Mais André Comte-Sponville une fois de plus court à notre aide:
« Le rapport entre le signifiant et le signifié, qui est arbitraire, reste interne au signe ; c’est ce qui distingue le signifié du référent et la signification de la désignation » (Dictionnaire Philosophique, 3ème édition 2021 pp 1204-1205).

Quant à nous, ici, signifions, simplement, que Le Pho se fera baptiser en 1990. Qu’il prendra comme prénom de baptême, Victor, celui de son maître, le peintre Victor Tardieu, créateur de l’École des Beaux-Arts d’Indochine.

Alors, un ressenti, très tôt ou juste différé ? 

Comme une évidence…

Jean-François Hubert