Paris, le 6 septembre 2000 : le cadeau de Le Pho

8 juillet 2025 Non Par Jean-François Hubert

Le 6 septembre 2000, je me rendais à pied, comme bien souvent, au domicile de Le Pho, 235 bis rue de Vaugirard – la rue la plus longue de Paris – dans le 15ème arrondissement. 

Familiers, le fier immeuble haussmannien, son entrée un peu sombre, l’ascenseur, l’étage élevé, la sortie à droite de la cabine. 

Un coup de sonnette et la porte s’ouvrait sur le peintre, inlassablement élégant, son veston-cravate et sa chemise au col amidonné.

« Un jeune fils de mandarin, si racé, si délicat, si intelligent ». Ainsi l’identifiait Jean Tardieu – le fils de Victor – dans une lettre d’Hanoi du 5 février 1928 adressée à son ami Michel Pontremoli. Le peintre n’avait alors que 19 ans… En 72 ans, la patine du temps aura su cristalliser ces qualités. 

Cette fois-ci, après le rituel de nos salutations, moi déférent, lui bienveillant, nous n’eûmes pas le loisir d’entamer le quart-Perrier ou le Schweppes bien frais invariablement disposés sur la petite table du salon car soudain, le peintre s’éloigna vers sa chambre et en revint avec un tableau lumineux qu’il me figea dans les mains en me disant :

« C’est pour vous. C’est pour vous remercier ».

Je me confondis en remerciements et j’appréciai d’être un ludion entre le signifiant et le signifié.

J’admirais immédiatement l’œuvre, datable autour de 1957, soit 20 ans après son installation définitive à Paris. que m’avait choisie Le Pho.

Autour de cette année 1957, l’artiste retrouve un optimisme que l’on ressent déjà dans son tableau « Le philosophe », daté de 1956. Les années d’après-guerre furent difficiles pour le peintre, avec un marché de l’art atone en France, et un désintérêt métropolitain croissant pour l’Indochine, ressentie comme la fin d’un rêve ou d’un cauchemar selon les sensibilités des acteurs concernés.

Cet optimisme il le traduit dans cette œuvre (50 X 50 cm), technique mixte sur soie fixée sur Isorel, avec des couleurs vives, revêtues d’un épais vernis. Le Pho, à son habitude, représente des femmes et des enfants mais dans un nouveau style qui annonce ce qu’il fera (en huile sur toile) à partir de 1963 pour la galerie états-unienne Findlay. Ses traits de pinceau allègres témoignent de son énergie retrouvée. Une fougue que l’on retrouve dans sa signature plus grande qu’à l’habitude en bas à droite.

Une barrière, en bas, nous force à la franchir pour investir la scène. Une végétation luxuriante – mais schématique, Le Pho ne fait pas œuvre de botaniste – des femmes en áo dài, avec leurs coiffures tonkinoises, des enfants. Tous éléments qui relèvent graphiquement ici plus de la citation que de la description.

Plus précisément, en haut à droite on observe deux femmes, l’une assise, qui semble servir un mets ou une boisson, une autre, debout portant un enfant dans ses bras, un autre enfant plus âgé à leur coté. Centrales, d’une dimension qui sature la scène, deux autres femmes, sans visages distincts, de biais presque Janus.

À gauche en bas, des personnages que l’on devine (enfant ? femme ?) fondus dans la végétation.

L’instant était liturgique. Je vis Le Pho se saisir d’un feutre noir et inscrire au dos de l’œuvre cette dédicace :

« Pour Hubert un souvenir que j’aime beaucoup », signé en chinois et en lettres romaines, et daté 6 Sept 2000.

Via sa dédicace, le peintre lui-même nous donne le sens de son tableau. 

«  Un souvenir »… « que j’aime beaucoup »

Il y fige une essence du Vietnam, diluée. 

Une odeur lointaine forte et une vision proche trouble. Pas confuse mais confondue, comme la confirmation picturale du concept sartrien qui fait que, oui, « l’existence précède l’essence ». Le manifeste non plus d’un exilé mais d’un conquérant.

En sortant de l’appartement, fier, ému, heureux, je me rendais immédiatement chez l’encadreur Guillaume Martel pour donner à l’œuvre, l’écrin qu’elle méritait.

Témoignage d’une gratitude, expression d’un passage de témoin et cristallisation du sentiment du peintre, ce tableau-talisman reste 25 ans plus tard, pour moi, une sorte d’onguent contre toutes les médiocrités. 

« Un peu de temps à l’état pur », comme l’écrit Marcel Proust dans Le temps retrouvé.

Un signe ? Je ne lui ai jamais trouvé de titre.

Jean-François Hubert